Test | Deus Ex : Invisible War, deviens ce que tu es !
08 avr. 2004

Testé par sur
Deus Ex : Invisible War

Deus Ex fait partie de ces jeux qui ont marqué une génération de joueurs au point de créer un fan club très élitiste : il y a ceux qui en font partie, ceux qui ont joué à ce jeu d'aventure, d'action et de rôle, qui ont apprécié sa liberté d'action légendaire et son scénario cyber-punk tortueux... et puis il y a les autres, ceux qui sont passés à côté de ce monument ou qui, suprême hérésie, y ont joué sans le trouver si terrible que ça. Vu ses ventes décevantes, la seconde catégorie l'a emporté sur la première, ce qui n'a pas dissuadé Eidos de remettre le couvert avec cette suite. L'ennui, c'est que le développement console et PC ainsi que l'envie de faire un jeu plus accessible le rendent bancal, trop inférieur au premier pour les fans purs et dur et trop complexe malgré tout pour les nouveaux venus. C'est très handicapant et pourtant cela n'empêche pas Deus Ex : Invisible War d'être tout bonnement incontournable.

Un jeu à part

A quoi reconnaît-on un bon jeu ? A la réalisation graphique d'abord, qui donne ou non envie de jouer. Au gameplay ensuite, à la façon dont le jeu fonctionne, lui qui se résume toujours à un moteur physique grâce auquel on déplace un objet dans un environnement. La sensation éprouvée en contrôlant un perso, tueur sanguinaire ou plombier moustachu, contribue pour beaucoup au plaisir de jeu. Mais il ne faudrait pas oublier ce qui devient essentiel après plusieurs heures : l'intérêt pour le protagoniste qu'on dirige, la projection que l'on fait sur lui, bref, l'implication. Celle-ci ne se mesure pas en pixels ; elle dépend du scénario, de la façon dont l'objet composé de 0 et de 1 bêtement mathématiques prend vie, de cette vie qu'on lui insuffle en jouant, en se prenant au jeu. On l'oublie souvent à force de vider ses chargeurs virtuels sur de pauvres aliens colériques et décérébrés. Mais on le comprend brutalement en jouant à ce chef d'oeuvre qu'est Deus Ex : Invisible War.

Alex D, loser

Inutile de vous le cacher, les six premières heures sont chiantes. Par contre, les quatre dernières sont excellentes et rattrapent tout le reste. C'est que le début sert à la mise en place du décor, des différentes factions qui régissent le monde de Deus Ex. Leurs influences souterraines sont entrelacées et noient le joueur sous un déluge d'informations fragmentaires au début. La trame n'apparaît pas, le héros qu'on incarne est falot, il n'a aucune personnalité, aucune prise sur le monde qui l'entoure. Pendant que des fanatiques font péter Chicago pour le tuer, lui joue benoîtement au basket dans sa fac. On a déjà vu mieux comme héros, plus musclé par exemple ou plus autoritaire. C'est terriblement frustrant mais quand le scénario passe enfin la seconde, en Allemagne, la baffe est monstrueuse. D'un coup, toutes les pièces du puzzle s'assemblent. Le héros cesse d'être anonyme, il découvre ses origines. Et, en même temps, il comprend quel rôle il doit jouer au niveau mondial, lui qui était jusque là plus spectateur qu'acteur. Il prend du poids, les factions se l'arrachent enfin, il cesse d'être le gros nul qui vivote au début. C'est une naissance tardive, mais là, quel coup de maître !

Trop de liberté tue la liberté

Si on y réfléchit bien, c'est le contrecoup de l'orientation voulue par Warren Spector. A force de laisser une grande liberté au joueur sans chercher à l'influencer, celui-ci s'ennuie sans trop savoir où aller. Il existe effectivement plusieurs façons de résoudre un problème, depuis la corruption jusqu'à l'action ou, de façon plus terre à terre, depuis le multitool pour ouvrir un coffre jusqu'à la grenade pour le faire péter. Mais on ne saisit bien l'implication de ces actions que tardivement et comme à rebours, à la lumière des révélations qui sont faites. Ne soyons pas aveugles, toutes ne sont pas pertinentes. Histoire de simplifier et de faire le tri alors que le dénouement approche, certaines factions sont diluées de façon très acrobatique. Mais le jeu y gagne en nervosité, en profondeur, en intérêt, et donne même envie de recommencer à zéro tant le background est énorme et difficile à saisir. Seuls les fans recommenceront le jeu mais, en le terminant, il y a honnêtement de quoi le devenir.

Intelligence contre technicité

Même si le moteur graphique est très performant, cette prouesse n'est pourtant pas technique. Ce ne sont pas les textures très détaillées qui donnent envie de jouer, ni le moteur physique réaliste qui permet d'empiler des objets et des cadavres, de jouer avec les lumières en baladant une lampe halogène ou en tirant dans un néon. C'est vraiment le fond du jeu qui donne envie d'avancer grâce à l'absence de manichéisme, à ce que l'absence de jugement moral implique. Il faut terminer le jeu pour s'en rendre compte, évidemment, tant la logique est poussée alors jusque dans ses retranchements. Aucune décision n'est présentée comme parfaite. Aucune faction ne permet de concrétiser un idéal. Toutes sont faillibles car toutes ont un but unique aux ambitions et au mode de pensée limités. Même leurs méthodes contestables s'effacent : il est possible de s'allier avec celui qui a fait péter Chicago, tuant au passage cinq millions d'individus et votre chien Woofy, parce que ses motivations sont au final compréhensibles. Si, si. Mieux : le scénario joue sur deux niveaux en mêlant l'idéalisme à la sentimentalité. On peut agir par raison, en aidant une faction dont on partage le mode de pensée, ou par affection pour des protagonistes déjà croisés dans le un, forcément sympathiques mais qui au final vont peut-être faire une bêtise... En gros, à la fin, il reste deux grands choix avec quelques subdivisions : promouvoir la nanotechnologie qui permet de modifier l'être humain, d'améliorer ses compétences... ou abolir celle-ci, définitivement. Pas simple quand on compare les atouts du progrès comme la suppression d'un nuage toxique entraînant des décès par milliers en Egypte à ses versants les plus sombres, dont les Omars qui n'ont plus rien d'humain sont les incarnations vivantes.

Qui suis-je ? Où vais-je ? Qui tue-je ?

Mine de rien, Deus Ex : Invisible War lance plusieurs pistes de réflexion pertinentes comme la liberté, la responsabilité, l'autorité, le confort matériel ou encore la spiritualité, en obligeant le joueur à définir ces notions et ses priorités. Qu'est-ce qui est le plus important ? L'égalité ? Le confort ? La vérité ? Pas évident, sachant qu'un choix annule tous les autres et qu'aucune décision n'est donc satisfaisante. Tout au long du jeu, les convictions du joueur sont d'ailleurs régulièrement ébranlées. Surtout, Invisible War met en pratique la relativité, développe le sens de la mesure, l'importance du libre arbitre et d'une pensée autonome, dégagée de toute influence, de toute manipulation. Y compris de celle des développeurs, qui se gardent bien de trancher ! Il apprend à penser en présentant des théories séduisantes mais qui sont toutes faillibles. A la fin, il ne reste donc qu'une seule certitude : la primauté de l'accomplissement individuel sur tout le reste, quel que soit le parti pris, la faction rejointe.

Une question de priorités

Cette idéologie qui soutient la liberté d'action du jeu a un revers cruel : elle explique les actions immorales. Mais au moins elle les intègre à son processus de réflexion au lieu de les condamner rapidement. Et surtout, elle installe une barrière clairement énoncée par certains personnages clefs : le danger de la pourriture ambiante, c'est la contamination. La seule limite clairement indiquée, c'est de ne pas tomber dans un cynisme destructeur. Dans le jeu, le cynisme menace Alex D., à cause de son passé anonyme. Hors du jeu, c'est le joueur qui pourrait être conditionné par ses rencontres décevantes où l'idéal n'a pas bonne presse et où il est donc tentant de ne servir qu'un médiocre intérêt, le sien. De toutes les fins prévues, celle où on abat toutes les factions sans en laisser une seule debout est de loin la plus impressionnante. Elle mène au chaos, à un monde post-apocalyptique qui se place dans la droite lignée de Fallout. Mine de rien, ça fait réfléchir : il vaut peut-être mieux garantir la paix quitte à priver les individus de leur liberté, en fin de compte. Car à quoi sert la liberté si elle se résume à la guerre et à la mort ?
Les Plus
  • La réalisation, l'univers efficace
  • La liberté d'action
  • Les biomodifications variées et amusantes
Les Moins
  • Assez court, défauts ergonomiques
  • Background touffu, peut-être un peu intello
Résultat

Ceux que ces questions travaillent trouveront avec Deus Ex : Invisible War un formidable petit labo de chimie, un vivier complexe aux itérations passionnantes. Essayer toutes les fins proposées peut même devenir un but qui viendra compenser un durée de vie faiblarde : à un loukoum près, dix heures suffisent pour en voir le bout. Les autres en revanche vont pointer du doigt la simplification de cette suite par rapport au premier épisode ou pester contre ses nombreux défauts. C'est vrai, les biomodifications remplacent tout le côté jeu de rôle du précédent opus. Et toutes ne sont pas judicieuses. On se demande encore à quoi sert le drône biotoxique par exemple, qui n'attaque que les cibles organiques, alors que finir le jeu sans être un pro du piratage relève de l'héroîsme. On peut aussi pester à cause de l'interface rétinienne zarbie et pas très pratique à l'usage, de la lenteur du changement d'arme suicidaire en plein combat, de l'imprécision de la visée due à une inertie un peu trop prononcée... On peut pester aussi contre le background touffu, s'extasier avec une béatitude nostalgique et vaguement hypocrite sur les qualités du premier Deus Ex et affirmer en bon nerd que le second, en comparaison, ne vaut pas tripette. Ca permettra de se faire bien voir dans les bbq de hardcore gamer, mais on sera alors passé bêtement à côté d'un des jeux les plus intelligents de ces dernières années ; d'un des jeux qui, en posant de vraies questions de fond intéressantes, ni consensuelles, ni manichéennes, aboutit à un petit prodige : appâter les joueurs en quête d'implication et plus seulement de sensations, ceux qui veulent du consistant et plus seulement du superficiel, de l'émotion et plus seulement de la sensation. Pour tous les autres, il reste Unreal Tournament 2004.

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