Interview | Jusant
11 sept. 2023

Entretien avec DON'T NOD

Interview par

Vous aimez la mer. Vous aimez la Bretagne. Vous aimez les héros solitaires à la Death Stranding. Vous aimez le challenge et la beauté de l'escalade. Vous aimez aller plus haut mais pas forcément Tina Arena. Alors vous ne devriez pas être insensible à Jusant, un jeu où grimper n'a jamais été aussi hypnotique. En attendant sa sortie le 31 octobre, voici un entretien chargé d'embruns/indices avec ses sympathiques co-directeurs créatifs Kevin Poupard et Mathieu Beaudelin.

"On aime beaucoup les côtes bretonnes et on s'en est inspiré."

DON'T NOD est un développeur et éditeur indépendant de jeux vidéo basé à Paris et à Montréal. Connu pour Remember Me, Life is Strange ou encore Vampyr, DON'T NOD est réputé pour ses histoires intimes, sa représentation fidèle de sensibilités et d'identités souvent ignorées dans le jeu vidéo, et une envie d'innover à chaque jeu. Pour en savoir plus sur leur ADN et leur engagement, visitez leur site.

Jusant n'est pas un mot très répandu. Et il apparaît même parfois difficile à prononcer. Pouvez-vous nous expliquer ce mot et les raisons de ce choix ?

DON'T NODOn a passé beaucoup de temps à sélectionner des mots-clefs qui avaient une résonance avec le projet. On souhaitait avoir un titre français et court. Jusant est venu finalement assez naturellement par sa force évocatrice et on trouvait intéressant que le titre soit le point de départ à notre histoire. Jusant est un terme maritime qualifiant la période pendant laquelle la marée est descendante. Le titre fait référence au dernier Jusant de l'univers du jeu, celui qui a tout changé et fait reculer l'océan pour de bon. C'est à la fois le marqueur d'une fin mais surtout le début de quelque chose de nouveau, et donc un solide point de départ pour le début de l'histoire de notre personnage.


Le vocabulaire marin tient d'ailleurs une place importante dans Jusant. Est-ce qu'il n'y aurait pas un peu de Bretagne dans ce jeu ?

DON'T NODComplètement ! On aime beaucoup les côtes bretonnes et on s'en est inspiré notamment sur le premier biome, dans sa colorimétrie notamment.


En parlant de Ballast, qui est aussi un terme issu du milieu marin, comment pourriez-vous le présenter à nos lecteurs ? Sans spoiler ses origines dans le jeu, quelles sont ses origines créatrices ?

DON'T NODNous savions que nous voulions un personnage solitaire pour l'aventure de Jusant, cependant nous avions envie de pouvoir parler de reconnexion avec la nature, avec le "vivant", et nous avons pensé que ce compagnon pouvait aider à cela. Il est fait d'eau, c'est donc la dernière source d'eau présente et son caractère précieux renferme le lien ténu qu'on souhaitait amener entre le personnage que l'on contrôle et la nature. On a ensuite mêlé ça au gameplay, pour raconter que cette entraide est essentielle à leur progression. Aucun des deux ne pourrait grimper cette Tour sans l'aide de l'autre.

"Beaucoup d'efforts ont été mis dans la narration environnementale."

Comment passe-t-on de la commande initiale de DON'T NOD, une nouvelle IP narrative et cinématographique, à un jeu d'escalade ?

DON'T NODNotre envie était avant tout de proposer une boucle de gameplay simple, qui se suffise à elle-même. Nous voulions un univers qui soit original et métaphorique, allégorique. Lorsque l'idée d'un personnage qui doit grimper une Tour gigantesque est arrivée, on a su tout de suite que c'était un concept intéressant avec un visuel déjà très fort. Nous nous sommes réjouis de la proposition d'un monde complètement vertical, où tout devrait être pensé dans ce sens. C'est là qu'intervient la narration, qui reste complètement au centre du dispositif, car pour nous, l'un ne va pas sans l'autre. Instinctivement nous savions que devoir grimper ce massif racontait déjà quelque chose pour le personnage, quel qu'il soit. Nous avons ensuite, avec l'aide de notre scénariste, construit le Lore qui allait définir tout le projet, avec ses règles, ses besoins spécifiques. La direction de DON'T NOD nous a soutenu dans notre démarche car dramaturgiquement parlant, même s'il n'y a pas de dialogue en comparaison à nos autres jeux, le potentiel de raconter quelque chose de fort était tout de même bien présent, instillé par l'aventure, le mouvement et par les échos du passé de cette Tour (lettres, vestiges...).


Qu'implique l'absence de dialogues en termes de narration ?

DON'T NODBeaucoup d'efforts ont été mis dans la narration environnementale. Il fallait que lorsque les joueurs traversent verticalement ou horizontalement un lieu, ils puissent comprendre en un coup d'œil la fonction de cet espace. Nous avons créé et segmenté la Tour en plusieurs biomes dans le but de partager des histoires propres à chaque environnement. Cela s'est d'abord avéré crucial pour diversifier notre boucle de gameplay, en introduisant par exemple une face exposée au soleil, mais aussi important pour illustrer nos intentions narratives. Nous n'en dirons pas trop car nous voulons vraiment que les joueurs puissent garder une liberté d'interprétation, mais ce qu'on peut dire c'est que la structure et la façon dont la Tour a été investie par les anciens habitants a un sens. Chaque biome viendra approfondir nos thématiques par petites touches, proposer des ambiances et problématiques scénaristiques différentes, qui on l'espère, seront suffisantes pour que chacun puisse y trouver quelque chose qui résonne en soi.

"Voir le chemin parcouru est un bon marqueur de progression et un grand motivateur pour la suite."

Le scénario de Jusant aborde une thématique écologique assez évidente, le recul de l'eau et ce qu'il engendre sur la nature. C'est un thème qui est arrivé dès le début du projet ou plus tard ?

DON'T NODOui assez rapidement, une fois que les bases du gameplay étaient posées. Cette thématique était de toute façon très importante pour l'équipe. Elle s'alignait également de manière cohérente avec l'univers que nous étions en train de développer.


En plus des séquences d'escalade, Jusant propose des passages plus "classiques" avec la visite de constructions troglodytes notamment. Comment passer de la verticalité à l'horizontalité en continuant à susciter de l'intérêt, voire même de la tension chez les joueurs ?

DON'T NODL'intention de départ était d'avoir un temps à la verticale de 70% par rapport aux parties horizontales. Ce sont des moments de pause bien mérités pour les joueurs mais qui devaient être moins présents vu qu'on est toujours au bord du vide. C'est dans ces interstices qu'on offre la possibilité de souffler, et de proposer des éléments divers et variés pour raconter d'autres choses. Même si ici, on marche, on reste toujours dans cette même lancée : il faut monter, et donc trouver la prochaine voie de grimpe. Durant ces moments, on peut lire des notes et lettres du peuple de la Tour qui y vivait, écouter des sons du passé lorsque la vie était un peu plus joyeuse, ou encore apposer une nouvelle pierre à un cairn, qui est à lui seul une note d'espoir : d'autres sont passés par là avant, et il tient toujours ! Enfin, nous avons aussi voulu faire ressentir que chaque zone horizontale atteinte était une récompense immédiate, celle d'avoir gravi un passage ardu, de pouvoir prendre de la hauteur et contempler des vistas vertigineuses. Voir le chemin parcouru est un bon marqueur de progression et une grande motivation pour la suite !

"Dans Death Stranding il faut analyser le parcours. Ça a été vraiment très inspirant pour nous."

Il semblerait que Death Stranding ait joué un rôle essentiel dans la conception de Jusant. Dites-nous en plus sur cette parentalité étonnante.

DON'T NODMalgré son aspect blockbuster avec ses nombreuses scènes épiques, ses combats de boss, la multiplicité des briques de gameplay, l'essentiel de Death Stranding, c'est la marche. C'est ce qui tient le plus de place dans l'expérience, les même 70% que pour notre verticalité. Le jeu se base sur une boucle de gameplay simple où on doit aller d'un point A à un point B. C'est dans la variation de terrain, de la charge à transporter, et dans l'histoire que s'appuie Death Stranding pour proposer à chaque fois des moments uniques malgré le côté faussement walking simulator. On doit planifier, analyser le parcours et faire des choix quasi à chaque seconde (par où je passe, est-ce que je saute ou contourne cette crevasse etc). C'était vraiment très inspirant pour nous. Et il y a aussi tout un travail sur le poids du corps et sa gestion, qui passe d'ailleurs par les gâchettes de la manette !

"Ce qui nous a frappé dans l'escalade c'est sa beauté d'exécution."

Du côté des inspirations justement, on retrouve des jeux comme Journey, Inside ou encore le trop méconnu Grow Home dont les mécanismes n'ont pas pris une ride. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous avez pioché dans chacun d'eux ?

DON'T NODJourney a été évidemment une source d'inspiration importante. Le jeu commence par la vision lointaine d'une montagne qu'il faut rejoindre, pas de dialogues, et une importance énorme donnée au déplacement, au flow. Le jeu est vraiment une affaire de rythme et d'émotions, soutenue par une musique incroyable qu'on adore.

Inside aussi fait tout sans dialogue, sans aucune interface, et là aussi grâce au setting d'un enfant qui doit fuir des gens qui le traquent, il n'y a qu'une seule direction évidente à prendre. C'est vraiment un jeu qui nous a beaucoup marqué.

Lorsqu'on a commencé à réfléchir sur le pitch de Jusant, on a joué à beaucoup de jeux d'escalade notamment Grow Home (et Getting Over It dans un tout autre genre !) et on a trouvé que son gameplay était toujours aussi efficace. Nous avons effectivement repris cette idée de contrôler les deux membres supérieurs de notre personnage avec les gâchettes, mais à l'inverse de Grow Home, dont l'idée principale est de nous faire contrôler un personnage volontairement compliqué à déplacer, nous voulions vraiment garder en tête cette intention de flow, de fluidité dans les mouvements, une certaine grâce qu'on a pu remarquer chez les vrais grimpeurs. Même si c'est un sport très exigeant, ce qui nous a frappé dans l'escalade c'est sa beauté d'exécution. Nous voulions retranscrire le même sentiment de faire corps avec la paroi en jouant.

"La concurrence est rude dans le jeu vidéo et il faut trouver des moyens de se frayer un espace."

Parlons plus généralement de la communication autour d'une nouvelle IP. On voit fleurir des tweets, posts et autres streams autour de Jusant. Est-ce qu'aujourd'hui la façon la plus efficace de faire parler d'un nouveau jeu ne serait pas de laisser faire les joueurs sur les réseaux ? En bref, l'exercice de l'interview est-il encore utile à votre avis ?

DON'T NODC'est sûr que le mieux est de pouvoir donner la manette aux joueurs, surtout pour un jeu basé sur le feeling, sur le contrôle du personnage. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons proposé dès l'annonce du jeu une démo car il n'y avait pour nous rien de plus parlant que de faire tester les joueurs.

L'aspect communication ou marketing n'est pas notre domaine de compétence. Jusant est le premier jeu où nous sommes directement impliqués dans ces processus de communication donc nous découvrons au fur et à mesure comment toute cette machine fonctionne. Ce qui est sûr c'est que la concurrence est rude dans le jeu vidéo et qu'il faut trouver des moyens de se frayer un espace pour que l'on parle de nous.


Pour finir, vous jouez à quoi quand vous ne bossez pas sur Jusant ?

DON'T NODEn ce moment, avec la fin du projet qui approche, c'est dur de jouer ! Les derniers jeux auxquels on a joué remontent donc forcément.


Mathieu BeaudelinOuter Wilds, Return of the Obra Dinn, Final Fantasy XVI, et évidemment le dernier Zelda sur lequel je me remettrai après le 31 octobre !


Kevin PoupardDe mon côté je joue finalement peu et ce depuis pas mal de temps déjà, je privilégie les activités qui n'impliquent pas d'écrans, même si quand vient l'hiver un bon petit jeu bien calé dans son canapé c'est toujours appréciable !
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