Interview | Pleins feux sur Eden Games (2/2)
18 sept. 2004

Deuxième Partie

Interview par

Après notre entretien avec Minka Masdaam, continuons notre exploration d'Eden Games (la série V-Rally et le prochain Titeuf Méga Compet') avec l'un des co-fondateurs du studio : David Nadal. Il revient avec émotion sur l'excellent Kya : Dark Lineage, explique les causes exactes de son insuccès et répond sans détours à nos questions sur les problèmes du développement en France.

David Nadal

D'où viens-tu ?

David NadalJ'ai une formation d'ingénieur mécanicien et micro électronicien, ce qui ne prédispose pas vraiment au jeu vidéo. J'ai ensuite eu la chance d'intégrer Infogrames en tant que testeur. C'est là, vers 1993, que le virus m'a pris, en observant toutes ces équipes créer des jeux.

Nous vivions alors les balbutiements de la 3D. Mon cursus universitaire et ma connaissance de la mécanique des solides m'ont permis d'intégrer une équipe assez facilement, pour travailler sur un jeu de formule 1 intitulé V-F1. Ce dernier est rapidement devenu V-Rally de manière à ne pas se retrouver en concurrence avec un certain Formula One 98, développé chez Sony. Je me suis donc occupé du moteur 3D, des collisions, etc.

V-Rally ayant eu le succès que l'on connaît, nous avons décidé, Stéphane Baudet (mon chef de l'époque), Fred Jay et moi, d'externaliser Eden Studios pour développer V-Rally 2.


Quel était l'objectif du studio ? Se détacher d'Infogrames ?

David NadalLe premier objectif consistait d'abord à se lancer dans une nouvelle aventure en surfant sur la vague V-Rally.

Infogrames était à l'époque une structure assez industrielle : le développement des jeux se faisait à la chaîne. Avec Stéphane, nous avions plutôt une âme de pionniers et nous souhaitions avant tout concevoir de bons jeux plutôt que d'en faire beaucoup. Grâce à l'impact de V-Rally, nous avons été contactés par de très nombreux éditeurs. Finalement, c'est avec Infogrames que nous avons continué à collaborer puisque c'est celui qui nous a proposé les jeux les plus intéressants.

J'ai donc été chef de projet sur V-Rally 2. Ensuite, nous avons travaillé sur Need for Speed Porsche pour Electronic Arts. Cette expérience a été très enrichissante. Nous avons enchaîné sur V-Rally 3. En parallèle, j'ai démarré le projet Kya.

"Nous avons toujours créé des jeux où les réflexes du joueur étaient sollicités."

Kya : Dark Lineage

Y-a-t'il des jeux et des développeurs qui t'ont incité à faire ce métier ?

David NadalJ'ai toujours été très joueur. Je joue en fait depuis l'Atari 2600. J'ai eu un Pong, un Atari à cartouche, un Atari ST, un Amiga... Cela m'a permis de goûter à de nombreux jeux sur lesquels j'ai bien sûr connu de bons moments. Dans la liste de mes jeux "phares", on trouve par exemple Another World ou Flashback. Dans un autre genre, j'ai aussi beaucoup aimé Centipède.

Le jeu qui nous a inspiré pour V-Rally, c'est évidemment Sega Rally. Je suis aussi très fan de Myamoto. Les séries Zelda et Mario font donc partie de mes références. D'où Kya d'ailleurs. Au milieu de la production de V-Rally 2, Nintendo a sorti Mario 64. Ce titre nous a beaucoup impressionné. C'était "révolutionnaire" mais l'aspect aventure n'était pas assez développé. Puis, pour palier à ce manque, il y a eu Zelda 64. Par contre, cette fois on ne pouvait pas sauter, etc. Nous nous sommes dit que nous aimerions bien faire, un jour, un jeu qui mélangerait un peu les deux, l'aventure et l'action, la plate-forme, etc.


L'idée de Kya remonte donc d'assez loin ?

David NadalEffectivement. L'envie de faire un jeu de ce type, basé sur un univers tout à fait original, remonte en tous cas à plusieurs années. Notre studio possède aussi une sensibilité "arcade". Nous avons donc toujours créé des jeux où l'action primait et où les réflexes du joueur étaient très sollicités. Nous sommes moins attirés par la simulation, le tour par tour ou le Jeu de Rôle. C'est pour cette raison que nous avons développé V-Rally, puis Kya.

"Avec Kya nous souhaitions mettre en avant tous les types de jeux que nous apprécions."

Justement, parlons en détails de ce fameux Kya. Que peux-tu nous dire sur l'histoire et les caractéristiques principales de ce jeu ?

David NadalC'est l'histoire d'une jeune californienne qui se retrouve projetée dans un monde parallèle avec son frère. Elle va y rencontrer les Natives, une tribu d'autochtones oppressés par les Wolfens. Kya et son frère vont être séparés pendant le transfert. Elle n'aura dés lors plus qu'une seule obsession : le retrouver et rentrer chez eux.

Pour ce faire, elle va devoir aider les Natives et mener une rébellion contre les Wolfens. Ils sont dirigés par un certain Brazoul. Kya va vite se rendre compte qu'ils sont en fait des Natives transformés en Wolfens par Brazoul, ce dernier n'étant autre que... son père.

Le jeu tourne autour de cette confrontation entre le père et la fille qui va chercher à savoir pourquoi il est ici et, surtout, comment il a pu devenir si méchant.


Le jeu mélange habilement les genres. D'où vient cette envie de proposer un gameplay à si large spectre ?

David NadalKya est avant tout un jeu d'action-aventure, avec une prépondérance de l'action. Lorsque nous avons désigné le jeu, notre souhait était de mettre en avant tous les types de jeux que nous apprécions afin d'offrir au joueur un maximum de liberté. Le système de combats ouvert est ainsi venu rapidement, tout comme les déplacements de type plates-formes : la course, le saut, s'accrocher, etc. Nous avons ensuite rajouté le saut contre les murs, les grandes glissades dans les toboggans. Les courants d'airs sont intervenus car nous voulions proposer une vraie nouveauté par rapport à la plate-forme traditionnelle. Et c'est vrai que ce fameux courant d'air donne à Kya une dimension différente. C'était l'objectif visé. Cela permettait d'accroître la liberté : plutôt que de se déplacer dans un monde "à plat", on pouvait aussi surfer sur les vents à la verticale.

"Avant même de parler "aventure", nous avons commencé à parler "gameplay"."

Quelles ont été les sources d'inspirations pour Kya ? Tu nous parlais tout à l'heure de Myamoto.

David NadalOui, il a bien sûr Myamoto. Il fait parti de ceux qui créent des jeux "phares". Il essaye de mettre d'abord le gameplay en avant. Nous essayons d'avoir la même approche. Pour Kya, le gameplay a été notre leitmotiv du début à la fin du projet. Avant même de parler "aventure", nous avons commencé à parler "gameplay". Quelles seraient les actions réalisables par l'héroïne ? Qu'est-ce que nous, en tant que joueur, attendions d'un jeu d'action-aventure ? C'est ainsi que tous les éléments du gameplay ont été implémentés petit à petit. Et, à chaque fois, nous avons essayé de le les faire évoluer, comme le fait Myamoto dans ses jeux. Chaque partie du gameplay que l'on trouve dans Kya évolue tout au long de l'aventure. La glisse au début est assez lente, par exemple. On ne peut pas sauter. Par la suite, le saut devient possible et le joueur peut même faire des 360°... bref, chaque élément de gameplay a été poussé à son maximum.


Au niveau des visuels maintenant, Kya semble s'inspirer de jeux comme Rayman. C'est bien ça ?

David NadalEn fait, la ressemblance de certains niveaux avec Rayman est un peu fortuite. Je ne sais pas si nous avons les mêmes sources d'inspirations que l'équipe de Rayman mais c'est certain que nous aimons aussi les univers colorés. Au tout début du développement, nous avions plutôt tendance à aller vers un univers plus sombre. Le marketing d'Atari nous a demandé de rendre les visuels beaucoup plus colorés.

Nos sources d'inspirations au niveau graphique vont plus vers Princesse Mononoké, par exemple. Nous nous sommes assez vite rendu compte que l'ensemble était sans doute trop foncé. Nous avons donc enrichi les couleurs et essayé de choisir des palettes plus chatoyantes. Finalement, ça ne nous a pas vraiment servi.

"C'était un défi de passer d'un jeu de voiture ultra-réaliste à un jeu d'action-aventure."

De quoi es-tu le plus fier sur Kya ? Si tu n'avais qu'un élément à retenir du jeu...

David NadalIl y a d'abord le défi qui consistait à passer d'un jeu de voiture ultra-réaliste à un jeu d'action-aventure. Je suis aussi trés fier d'avoir réussi à mettre dans Kya une bonne partie de l'ambition que nous souhaitions y mettre, notamment au niveau de la mixité du gameplay. C'est peut-être une chose qui est à la mode aujourd'hui, mais il y a presque 4 ans, ça ne l'était pas du tout. Surfer dans un courant d'air, sauter sur la tête d'un Wolfen, l'envoyer valdinguer, se raccrocher à une corniche, faire un saut périlleux arrière, tomber dans un toboggan et glisser... Tout cela est possible et, à mon avis, s'enchaîne plutôt bien. C'était vraiment cette sensation là que nous voulions retranscrire.


Parlons un peu chiffres : Kya est sorti en novembre dernier en Europe et en Amérique du Nord. Quel bilan peut on faire des ventes sur PS2 puisque c'est la seule plate-forme qui a accueilli le jeu ?

David NadalAujourd'hui, le jeu s'est vendu aux alentours de 160 000 exemplaires.


L'accueil du public et des critiques a été trés positif. Nous avons pourtant assisté à une médiatisation du titre anecdotique. Est-ce parce qu'il est sorti au même moment que deux titres importants du même type : Beyond Good & Evil et Prince of Persia ?

David NadalJe pense que nous nous sommes retrouvés face à une équipe marketing qui a vu arriver cette déferlante. Elle aurait peut-être dû prendre la décision de retarder la sortie mais elle ne l'a pas fait. Ils ont sans doute perdu confiance. Aujourd'hui, pour médiatiser un titre, il faut énormément d'investissements. Il faut un engagement franc et lourd de la part de l'éditeur. Et ça n'a pas du tout été le cas ; malgré des investissements Marketing plus importants, BGE n'a pas été un succès non plus.

"Pour toute l'équipe, Kya est un peu comme notre enfant."

Cela a dû être trés décevant, surtout au bout d'un développement aussi long, non ?

David NadalPour toute l'équipe, Kya est un peu comme notre enfant. Et s'apercevoir, au bout de 3 ans de gestation, qu'il n'est reconnu que par la presse et les rares joueurs qui l'ont acheté, c'est forcément trés décevant.

D'un autre côté, je n'ai pas eu un seul retour négatif alors que même pour V-Rally, nous avons été confrontés à des "ah, mais les voitures s'envolent !", etc. Pour Kya, nous n'avons eu que des éloges.

Nous pensons qu'aujourd'hui le jeu tient largement la comparaison face à Jax & Dexter ou Ratchet & Clank, les deux blockbusters qui sont sortis au même moment. De nombreuses personnes pensent d'ailleurs que Kya est peut-être moins bien fini mais est en tous cas plus fun à jouer. Malheureusement, comme je l'expliquais tout à l'heure, nous n'avons pas bénéficié de la même médiatisation.

Pour ce genre là, qui vise un public plus jeune que les autres genres, il n'y avait pas de place pour beaucoup de produits. C'est ce qui est arrivé à Beyond Good & Evil. C'est un jeu original mais il s'est pris Jax & Dexter de plein fouet, exactement comme nous. De plus, il s'agissait du deuxième épisode d'une série Sony déjà bien installée. Ce sont donc eux qui ont vendu et nous qui avons ramassé les miettes.

Ceci dit, je ne jette pas la pierre à Atari, loin de là. Ils sont tout de même parvenus à limiter les dégâts. Comparés aux résultats obtenus sur Beyond Good & Evil qui s'est mieux vendu mais qui disposait lui des moyens marketing adéquats, je ne suis pas sûr qu'au niveau du groupe, ils s'y soient retrouvés plus que nous.

"Nous avons essayé dès le départ de se positionner sur le marché américain."

A l'heure actuelle, une sortie Xbox ou Gamecube est-elle encore envisageable ?

David NadalNon, pas du tout.


Pourquoi se restreindre à la PS2 alors que les sorties Xbox et GC de Beyond Good & Evil, justement, ont permis une relance substantielle des ventes ?

David NadalNous souhaitions effectivement qu'il y ait des versions Xbox et GC. Pour être tout à fait honnête, elles étaient bien avancées, mais vu les ventes décevantes de la version PS2, l'éditeur a choisi de ne pas insister.

Il faut savoir que pour sortir un jeu, il n'y a pas que le développement. Il y a aussi la fabrication, la publicité, placer le produit en rayon. C'est un investissement important qu'Atari ne souhaite pas faire. Nous sommes bien entendu déçus mais nous respectons complètement ce choix.


Continuons sur l'accueil critique de Kya. En France, cet accueil a été très bon. Par contre, en Amérique du Nord, il a été nettement plus moyen. Comment expliques-tu ça alors que certains choix scénaristiques auraient pu supposer l'inverse (je pense notamment au fait que Kya soit originaire de Brooklyn) ?

David NadalNous avons essayé dès le départ de se positionner sur le marché américain. Kya avait un vrai potentiel pour y parvenir. Les critiques mises sur ce territoire ont été très mitigées. Certains ont adoré, d'autres ont détesté.

Je vais comparer le marché américain et anglais car nous y avons eu à peu près le même accueil. En Angleterre, le magazine Edge a donné Kya la note de 5/20, alors que dans d'autres magazines britanniques le jeu a obtenu 90 ou 95%. Ce qu'on nous reproche essentiellement dans ces pays anglo-saxons, c'est le côté "je ne sais pas où aller". Ils ont l'habitude d'être plus guidés. Je vous engage à lire l'article de Edge car il est assez édifiant. Le rédacteur énonce les qualités du jeu tout au long de l'article. Il conclu simplement sur ce problème de direction et fini par mettre un 5/20.

Je ne dis pas que le public n'était pas adapté. Il a simplement été décontenancé par cette trop grande liberté, cette volonté de laisser le plus d'amplitude possible au joueur au niveau de ses choix. A priori, les anglo-saxons n'aiment pas ça. Il aurait peut-être fallu mieux l'amener. C'est un problème que nous avions décelé à la fin du développement, lorsque nous avons commencé les playtests. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons rajouté une carte sur laquelle les objectifs clignotent. Pour schématiser, il suffit de se diriger vers ces points lumineux pour savoir ce qu'il y faut faire ensuite. Les objectifs sont régulièrement rappelés. Je soupçonne donc certains magazines de ne même pas avoir vu la carte.

"Le public a simplement été décontenancé par cette trop grande liberté."

C'est peut-être dû aussi au fait que le gameplay est trés progressif, non ?

David NadalPrince of Persia, par exemple, est un excellent jeu. Il regorge d'éléments sympathiques. Mais ça reste le même principe du début à la fin. Au début de Kya, le joueur ne peut pas se battre parce que c'est une compétence qu'il va devoir acquérir. Lorsque les premiers combats interviennent, il ne dispose pas encore de tous les combos possibles. Ce sont des choses qu'il va devoir acheter ensuite. Cette philosophie s'attache effectivement à la progressivité du gameplay. Malheureusement, elle est aussi très pénalisante pour la communication.


Restons sur Prince of Persia, justement, qui est sorti à la même époque. Le système de combats proposé dans Kya est réellement une qualité majeure du produit car il est très développé : Kya dispose d'une trentaine d'attaques différentes dont quelques-unes ont encore été rarement vues ailleurs (le chevauchement des Wolfens notamment). Comment expliques-tu le fait que cet aspect très acclamé dans Prince of Persia (qui ne dispose pourtant pas d'autant de mouvements) soit complètement passé inaperçu dans Kya ? Est-ce lié à l'image d'Eden, très ancrée dans les jeux de voitures ?

David NadalNon, je ne pense pas que cela soit lié à l'image d'Eden mais plutôt à l'image du jeu lui-même. Il y a une erreur que j'ai faite dans Kya : son univers. Pour faire un univers mignon et sympa pour les enfants, il faut soit y mettre beaucoup d'argent et leur imposer, soit utiliser une licence. A partir de 8 ou 10 ans, les enfants ne jouent plus ce type de jeux. Ils sont déjà attirés par les GTA : Vice City et autres, même s'ils ne sont pas censés être la cible de ces jeux là. Quant aux plus jeunes, ils se laissent plutôt influencer par les licences. C'est donc un créneau qui est assez difficile. Aujourd'hui, pour apprécier Kya, il faut l'avoir acheté. Et il y a en très peu qui l'ont acheté. Cet aspect est donc passé inaperçu.

"Pour les combats, nous avons été beaucoup influencés par Tekken."

C'est vrai que le système de combats de Kya a été acclamé par tous les magazines qui en ont parlé. C'était un de mes grands fantasmes de pouvoir jouer à un jeu d'aventure où l'on ait aussi la possibilité de participer à des combats aussi aboutis que dans un jeu de combats traditionnel. Sur ce point précis du gameplay, nous avons été beaucoup influencés par Tekken. Nous nous sommes beaucoup investis dans sa mise au point.

Je suis bien conscient que cela est passé inaperçu. Aujourd'hui, si l'on demande aux joueurs si les combats de Prince of Persia sont plus aboutis que ceux de Kya, ils nous regarderaient bizarrement. Alors que ceux qui y ont joué pourront dire que c'est au moins comparable, voir plus profond. Je crois que le positionnement "jeune" du jeu, son aspect chatoyant, a été l'un de ses problèmes. Lorsque Jak se transforme en "méchant" dans Jak & Dexter 2, lorsqu'on le voit évoluer dans une ville plus métallique, il y a une raison à ça. Le premier était trop coloré et, même si certains joueurs ont regretté l'épisode précèdent, les ventes ne se sont pas faîtes avec ceux qui aiment des choses un peu chatoyantes et colorées.

[q]C'est ce qui se passe avec Prince of Persia 2 d'ailleurs qui s'éloigne beaucoup de l'univers de la série.[/q]
[a=David Nadal]Oui. La nouvelle mouture est excessivement sombre. L'équipe d'Ubisoft a réussi à percer avec le premier volet. Et c'est tant mieux car c'est un bon jeu. De plus, je pense qu'ils n'ont pas trahis les fans de la série. Le fait que ce soit plus sombre ou plus coloré, ça ne change pas grand-chose pour moi. J'attache plus d'importance au gameplay et comme je suis très réceptif à celui qui est proposé dans Prince of Persia, ça ne me dérange pas. L'emballage scénaristique et visuel est secondaire. Je suis juste allergique aux univers technos, post-apocalyptiques, dans le style de Mad Max.

Avec cette orientation plus mature, Ubisoft cherche clairement à élargir son champ d'action. C'est une demande actuelle : les joueurs veulent de la violence, des choses sombres.

"Proposer un bon jeu, profond, avec des actions sympathiques à réaliser n'a pas suffit."

Comment ressens-tu cette tendance qui consiste à aller vers des univers plus matures ?

David NadalNous nous sommes pris de plein fouet cette problématique. La sortie de Rayman 3, qui utilise une palette de couleurs assez similaire, a été décevante, Jak & Dexter 2 n'a pas si bien fonctionné non plus, comparé à la qualité du produit et au marketing mis en place. La mode est donc au "politiquement incorrect" et aux univers sombres.

À Eden, nous avons bien compris que les univers colorés sont adaptés uniquement pour Disney ou les licences. Lorsqu'on fait un Shrek 2, on peut se permettre d'être coloré et "cute", personne ne va vous le reprocher. Mais si vous voulez mettre du gameplay un peu plus mature pour les 10/12 ans, ce n'est plus la même chose qu'il y a encore quelques années. Ces jeunes sont plus violents et jouent à des jeux que je qualifierais de "jeux d'univers".

Maintenant, quand on commence à réfléchir à un jeu, on se demande toujours si le rôle que l'on va faire endosser au joueur est un rôle qui lui fait envie. Prenons l'exemple de Kya, c'est-à-dire, posons cette question au joueur : "As-tu envie d'être une petite fille aux cheveux bleus, dans un univers parallèle avec des petits gremlins bien gentils qui sont oppressés par des méchants ?". C'est bien sûr caricatural mais aucun joueur ne répondra qu'il a envie d'y jouer. Tout le problème est là. Nous avons pensé que proposer un bon jeu, profond, avec des actions sympathiques à réaliser suffisait. Mais ce n'est pas le cas.

Avant d'apporter cette profondeur au gameplay, il faut d'abord trouver le thème qui va plaire. Et aujourd'hui, les thèmes qui marchent sont "je vole des voitures" ou "je suis dans un commando d'élite qui refait la guerre du Vietnam". C'est une tendance que nous avons maintenant intégrée à Eden Games et nous la mettons déjà en oeuvre dans nos prochains produits.

"Nous avons d'abord pu faire un jeu qui répondait à nos propres attentes."

Parlons de la durée du développement. Habituellement, il s'étale sur environ 18 mois. Kya en a nécessité 36. Quels sont les avantages et les inconvénients d'une telle durée ?

David NadalGrâce à la patience d'Atari, nous avons d'abord pu faire un jeu qui répondait à nos propres attentes. Nous avons pu peaufiner le gameplay. Nous n'avons pas eu à nous limiter et à faire des choix entre différents éléments (150 combos au lieu de 15, 12 levels au lieu de 6, etc.). Disposer de beaucoup de temps nous a permis de poser l'univers, de le rendre cohérent et de faire en sorte que le gameplay qui y soit attelé devienne le plus agréable possible.

La durée du développement a bien évidemment représenté un coût important. Kya a coûté beaucoup d'argent. Lorsqu'on fait des jeux en 36 mois, on prend de gros risques et on a tout intérêt à en vendre beaucoup. Le deuxième inconvénient est lié à la motivation de l'équipe. Il est très difficile de garder une équipe motivée sur une si longue période. C'est très éprouvant d'être à 100% du début à la fin. Les quatre derniers mois ont été difficiles. Et quand on voit le résultat : la presse en parle correctement, les joueurs ne le connaissent pas. Et finalement, ça ne fait qu'une jolie boite sur une étagère...


Le concept Kya pourrait-il tout de même faire l'objet d'une suite ?

David NadalIl y a très peu de chances. Nous sommes déjà sur d'autres productions. Si Atari pensait à une suite, je crois qu'ils l'auraient poussé davantage dés le départ. Et je ne peux pas les blâmer. Les joueurs voulaient autre chose, voila tout.

Avec le recul, l'insuccès de Kya a été très bénéfique pour notre équipe. Ce changement de genre nous permet aujourd'hui de maîtriser aussi bien le sport automobile que l'action-aventure. C'est un atout indéniable. Et c'était d'ailleurs l'un des objectifs quand nous nous sommes lancés dans l'aventure Kya. Nous sommes intimement convaincus que les jeux de genres sont quasiment terminés. Nous allons maintenant être face à des titres qui ne seront pas limités dans les types de gameplay qu'ils vont proposer.

"Nous apprécions beaucoup le travail de Rare."

Nous apprécions beaucoup le travail de Rare. J'ai toujours été impressionné par le fait qu'ils puissent jongler entre du Donkey Kong Racing et du Goldeneye. C'est un exemple pour notre équipe. Ils ne sont pas catalogués dans un type de jeu car ils sont capables de tout faire. Acquérir toutes ces compétences prend du temps mais c'est clairement un investissement. Toute la technologie que nous avons mise dans Kya, nous avons fait en sorte qu'elle soit réutilisable et nous l'utilisons encore aujourd'hui.


Pour finir sur Kya, quel était l'objectif du choix d'un personnage féminin ?

David NadalC'était assez naturel, comme pour le reste. Lorsque nous avons imaginé le monde où le jeu prendrait place, il est devenu assez aérien très rapidement car nous souhaitions incorporer cet élément de gameplay particulier que sont les courants d'air. Le jeu est devenu coloré et nous avons fait des recherches sur des héros ou des héroïnes qui pouvaient se raccrocher à cet univers.

Parallèlement, nous avions en tête de prendre une fable ou un trame très connue afin de la dériver pour en faire un clin d'oeil. Il n'y a pas beaucoup de monde qui le sait mais Kya est une sorte de Petit Chaperon Rouge, d'où les loups et son T-shirt rouge. Nous avons aussi réfléchi sur le Chat Botté mais les essais n'étaient pas concluants. Nous n'avons jamais mis le Petit Chaperon Rouge en avant car ce n'est pas très vendeur mais ça nous a véritablement servi d'inspiration. Nous sommes donc partis sur un personnage de petite fille. Les cheveux bleus sont venus avec l'histoire. Et puis, peut-être que nous n'avions pas envie d'utiliser un petit garçon : il y avait déjà Jak & Dexter et Harry Potter allait sortir. C'était sans doute suffisant.

"Le développement en France a un gros souci."

Élargissons le débat sur le marché actuel. Même si Eden Games a une position un peu particulière puisque sous la houlette d'un gros éditeur, quel regard portes-tu sur la situation précaire des studios français et européens ? Comment expliquerais-tu ce phénomène et comment, selon toi, peut-il être résolu ?

David NadalIl est vrai que par rapport à d'autres studios français, nous avons moins à nous plaindre. Ceci dit, nous sommes soumis exactement aux mêmes pressions. Il faut que nous nous battions tous les jours, que nous proposions des projets, etc. Nous sommes vraiment logés à la même enseigne. C'était aussi une volonté de notre part de rester compétitifs et de fonctionner comme les autres studios.

Ensuite, le développement en France a un gros souci. Ce n'est pas une question de talents. Nous sommes plutôt bons, techniquement et graphiquement. C'est peut-être au niveau du game design que l'on pêche encore un peu. Chez Eden Games, c'est justement là dessus que nous essayons de nous démarquer. Les studios français ont un problème de compétitivité. Il suffit d'observer les studios qui se montent à Montréal ou en Chine. On peut facilement comprendre pourquoi c'est moins cher en Chine et à Montréal, les aides de l'Etat sont conséquentes. Pour schématiser, un programmeur français embauché en France coûte 3 à 4 fois plus cher qu'un programmeur français embauché au Canada.

J'ai des amis dans l'équipe qui a fait Prince of Persia. L'essentiel des personnes qui n'ont pas trouvé de travail en France sont partis là-bas. Une bonne moitié de Kalisto est aussi partie chez Ubisoft Canada. Même si nous avons des coûts de productions un peu plus faibles que ceux des américains, la parité euro/dollar n'arrange rien. L'évolution de cette parité a augmenté ces coûts d'environ 30%, les 35 heures de 10%, sans compter la flexibilité dans l'emploi. Il faut savoir qu'aujourd'hui les gros éditeurs sont en majeure partie dirigés par les américains. Lorsqu'ils entendent parler d'indemnités, de syndicats, etc., ils ont les poils qui se hérissent. Et inutile de parler des 7 semaines de congés payés : ils ne connaissent pas. C'est pour toutes ces raisons que les américains sont très réticents à l'idée d'investir en France.

D'autre part, on peut peut-être dire aussi que les français sont un peu trop compliqués pour les américains. Le marché étant essentiellement anglo-saxon, un jeu qui marche bien aux Etats-Unis et en Angleterre n'a pas besoin de bien marcher en France. Notre culture française est donc la seule chose que l'on pourrait apporter, mais ils n'en n'ont visiblement pas besoin.

"Nous sommes actuellement sur deux productions ambitieuses et j'ai très hâte d'en parler."

Toutes ces raisons font que les studios indépendants ont du mal à signer avec les éditeurs. Quand ils signent, ce sont uniquement sur des petits budgets ou des choses qu'ils ont déjà fait. Ils vivotent de la sorte. Ils font très peu de marge, ne peuvent donc pas s'engager sur de nouveaux jeux et de nouveaux concepts. Et ils ferment les uns après les autres. Il suffit qu'ils n'aient plus assez d'argent pour attendre un nouveau contrat, ou qu'un éditeur leur fasse miroiter un contrat mais qui finalement ne le signe pas, (l'exemple récent de Doki Denki), pour qu'ils soient contraints à mettre la clé sous la porte.

Nous sommes entièrement dépendants des éditeurs. Les seules équipes qui parviennent à s'en passer, ce sont celles qui ont fait d'énormes succès. Valve, par exemple, peut prendre tout son temps pour développer Half-Life². Comme il n'y a pas d'équipes françaises qui soient parvenues à obtenir un tel succès, elles sont malmenées. J'espère sincèrement que la mentalité soit du gouvernement, soit des éditeurs va évoluer sinon il ne restera bientôt plus grand monde ici.


Pour conclure, quelques mots sur les projets d'Eden évoqués par Minka (voir interview) ?

David NadalNous sommes actuellement sur deux productions ambitieuses et d'envergure et j'ai très hâte d'en parler. Nous avons manqué de communication sur Kya, alors nous savons bien à quel point c'est important.
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