Test | Chronique des Silencieux
08 févr. 2024

Un potentiel gâché

Testé par sur
Chronique des Silencieux

Chronique des Silencieux, c'est le projet de cœur qui cogite depuis 7 ans dans la tête de Tom Allibert, le game director du titre. Entouré d'une petite équipe bordelaise au sein de Pierre Feuille Studio – super nom de studio ! - une humble campagne de crowdfunding a pu amasser de quoi produire le projet jusqu'au bout. Puis, c'est lors de l'AG French Direct 2023 que les premières images ont été présentées au grand public. Complètement alléchant avec ses mécaniques d'un ludisme certain, le jeu d'enquête a de quoi appâter le chaland des fanatiques de Lucas PopePapers, Please, Return of the Obra Dinn – ou de la série des Ace Attorney dont les inspirations en sont totalement assumées.

L'histoire

C'est en fouillant dans les affaires de feu son grand-père que Tom Allibert insuffle le cœur de Chronique des Silencieux. Comme il l'explique dans sa vidéo rétrospective, les différents aspects du jeu tournent autour du travail de mémoire. En rassemblant les souvenirs d'une personne, il est possible de retracer sa vie et d'en comprendre certaines facettes laissées jusqu'alors sous silence. À partir de ce postulat personnel, Pierre Feuille Studio livre un projet plein de sincérité qui vous plonge dans le sud-ouest des années 1960 à 1970. Vous voilà désormais jeune détective à arpenter les rues de Bordeaux et de Nérac afin de creuser le passé de personnages hauts en couleur.

Trois histoires plus ou moins reliées entre elles vous placent au commande du jeune Eugène qui fait ses premiers pas en tant que détective privé. La première aventure fait autant office de prologue que de tutoriel puisque vous vivez, adolescent, l'aventure initiatique qui est au prémices de votre future activité professionnelle. C'est aussi le moment pour le jeu de vous introduire les différents protagonistes qui vont rythmer votre expérience. Madame Solange est une maîtresse de maison close peu commode qui emploie notamment Victor Dousvalon, un professeur donnant des leçons aux "filles". Mais l'inspecteur Yves Maleski sait y mettre son grain de sel pour y entrevoir les méfaits qui pourraient s'y produire. C'est un panel de personnalités bien caractérisées et qui ne laissent pas indifférent. Cette première partie vous plonge dans la criminalité bordelaise en pleines Trente Glorieuses. Suite à cela, les deux chapitres suivants s'orientent vers un aspect plus historique puisqu'il vous met sur les traces du passé de Victor. Accompagné de Catherine, la progéniture de l'enseignant, vous voilà en train de questionner diverses connaissances afin de découvrir le passif de celui-ci pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Diverses histoires de maquis, trahisons et autres collaborations qui font tout le "charme" sont évoquées. C'est avant tout une France blessée par son passé.
La mémoire au cœur de l'intention de jeu

La direction artistique

La place du marché fourmille de vie !

Chronique des Silencieux brille par son écriture. L'univers riche et détaillé est immergé dans une ambiance post-guerre particulièrement réussie. De la présentation des personnages aux mœurs de l'époque – qui auraient pu subir un regard plus moderne mais restent dans le désuet – le titre prend un ton très respectueux de ce que serait culturellement cette époque. Chaque élément rappelle une référence historique qui ancre son histoire : le cartel de La French Connection, les maquisards girondins, la modernisation de Bordeaux, les mouvements socio-politiques comme le marxisme ou l'émancipation des femmes. En phase complète avec l'idée de mémoire, le jeu d'enquête ne pose pas de jugement sur les faits autrement que par les avis des personnages rencontrés. La finalité en est malheureusement quelque peu lissée par ce manque de recul.

Là où Chronique des Silencieux sait taper dans l'œil, c'est notamment dans sa direction artistique superbement produite pour son ampleur. Si le titre reste un pur produit indépendant – et premier jeu de son studio – il sait s'armer de qualités qui n'ont pas à rougir face aux œuvres de plus gros calibre. De jolies pièces musicales accompagnent aussi bien l'aventure que les visuels rendent hommage à la bande-dessinée franco-belge. Là aussi très référencée, Tom Allibert indique en grande inspiration Tout en Haut du Monde de Rémi Chayé aux visuels somptueux. Sans proposer d'instants marquants, l'enrobage cumulé aux références historiques permet une véritable identité. Il est dommage que la technique plus que maladroite vienne briser la mise en scène pleine de bonnes intentions. S'il y a bien une certitude, c'est que Chronique des Silencieux est gauche. La réalisation manque cruellement de finitions avec ses bugs à foison et une expérience utilisateur parfois à côté de la plaque. Certains moments qui devraient pourtant proposer des envolées tombent totalement à plat en vous laissant dans l'incompréhension la plus totale. Les quelques erreurs évitables dans les divers textes peuvent être pardonnées à côté des gros points noirs de la technique. Le sound design très léger est aussi à déplorer puisqu'il aurait pu accentuer certains effets de mise en scène pourtant bien présents. Par ailleurs, version originale oblige, l'édition française du jeu échappe au sort de la version adaptée en anglais qui ne reluit pas par sa traduction. Celle-ci ne lui permet même pas d'illustrer les éléments les plus réussis auprès du public international.
La technique ne rend pas honneur à la direction artistique

Le principe

Reliez les éléments qui ne concordent pas entre eux pour découvrir la vérité...

Inévitable de ne pas penser aux œuvres de Lucas Pope en jouant à Chronique des Silencieux. Papers, Please est notamment cité par l'auteur pour l'influence qu'il a sur les différentes mécaniques de jeu. Mais il est tout à fait concevable d'aussi songer à Return of the Obra Dinn tant certains gimmicks tendent vers cette direction. À première vue, ces inspirations sont tout à leur honneur. Ici, la carte de la liberté d'action est jouée puisque l'objectif est de vous plonger dans un mécanisme d'enquête où toutes les preuves sont à votre disposition afin d'émettre votre verdict. Pour revenir aux fondamentaux de ce qu'est Chronique des Silencieux, le tout s'effectue en deux temps.

Tout commence par l'exploration de l'environnement – découpé en petites zones – et l'interrogatoire des différents partis afin d'obtenir des pièces à conviction. Les personnages rencontrés sont pour la plupart là pour embellir un environnement déjà immersif puisqu'ils vous permettent d'échanger brièvement sur leur quotidien. Par ailleurs, une petite poignée de plus grande valeur – 4 à 5 notables – sont présents pour amasser une quantité non négligeable d'informations. Voici le moment de les interroger. Pour ce faire, vous disposez d'une panoplie de sujets – découvrables au fil des discussions – afin d'obtenir leur point de vue sur la question. Une fois les différents éléments en votre possession, voilà le temps de croiser les témoignages. Parce que s'il faut se méfier de quelque chose, c'est de la confiance que vous pouvez accorder à tout un chacun. C'est après une fine analyse que des éléments peuvent vous sauter aux yeux. Vous pouvez alors relier une phrase d'un témoignage avec une pièce à conviction afin de mettre le doigt sur une incohérence. Une fois les pièces du puzzle assemblées, vous avez tous les éléments pour parvenir à faire parler le suspect qui jusque-là était inaccessible. Mécanique tout droit sortie de Ace Attorney, vous devez pour atteindre cette étape débloquer des cadenas qui verrouillent la porte qui permet de mettre la personne à l'épreuve en soumettant votre verdict. Le fonctionnement est simple : vous devez choisir deux sujets et les mettre en corrélation avec un verbe. Par exemple, Victor + tuer + Madame Solange induit tout simplement que Victor aurait assassiné Madame Solange. Il s'ensuit maintenant la deuxième partie de l'enquête : le suspect va vous raconter son point de vue, ce à quoi vous allez pouvoir contre-attaquer en mettant ses incohérences face aux preuves que vous avez accumulées. Cette section est plus linéaire puisqu'elle enchaîne une alternance de narration et de procès.

Chronique des Silencieux, c'est la découverte des éléments par le biais d'une multitude de mécaniques extrêmement ludiques. Que ce soit relier des éléments entre eux, fouiller dans un tiroir, naviguer parmi les différents sujets de conversation ou remplir les conditions qui déverrouillent un cadenas, tout est vraiment fun et millimétré. Les éléments interactifs sont palpables et demandent un peu de recherche pour en comprendre le système. Cependant, si Pierre Feuille Studio se targue d'un talent d'écriture et de design de mécaniques ludiques, beaucoup trop d'éléments viennent gâcher le potentiel du titre.
Un condensé de mécaniques fun

L'expérience

Eugène fait pourtant tout ce qu'il peut.

Chronique des Silencieux est un jeu d'enquête bourré de bonnes idées Ô combien perfectibles. Si un mot devait décrire l'expérience, ce serait la frustration. Découvrir les éléments d'enquête est un vrai plaisir, mais est affublé d'une jouabilité bien plus que fastidieuse en ce qui concerne la navigation. Que ce soit à la souris ou au clavier, les déplacements font face à des collisions hasardeuses et des soucis techniques qui obligent à s'essayer à des stratégies plus ou moins loufoques pour débloquer les contrôles. Ajoutez à cela le manque de feed-backs visuels ; vous voilà perdu en plein milieu de Bordeaux à chercher un bâtiment dans lequel vous pourriez entrer. Il est à se demander si le jeu a pu être testé avant sa sortie tant une bonne partie des problèmes auraient pu être anticipés. Cette étape peut quand même être excusable pour une production entièrement indépendante et à faible budget, mais certaines maladresses peuvent engendrer une incompréhension totale de certaines séquences qui enchaînent bugs à répétition. Chronique des Silencieux peut sembler petit, mais c'est tout de même un projet conséquent pour lequel ses concepteurs ont peut-être eu les yeux plus gros que le ventre. L'équipe est toujours derrière son projet et propose des mises à jour assez régulières pour corriger le tir. Cependant, le problème majeur est tout autre et concerne le cœur de la proposition de jeu.

L'intention derrière Chronique des Silencieux est de proposer une enquête où rien n'entrave votre chemin de pensée pour vous guider vers une éventuelle solution. Si la magie opère un temps, elle est vite rattrapée par des mécaniques de confrontation en inadéquation totale avec son intention. Là où l'idée serait d'être permissif, le système de jeu forme un goulot d'étranglement où les solutions finissent toujours par être binaires. Pour valider une contradiction, il faut mettre face à face exactement les bons éléments, sous peine d'avancer à tâtons en essayant toutes les possibilités qui s'offrent à vous. Malheureusement, le jeu vous abandonne avec le minimum syndical en matière de micro-gameplay puisque vous allez passer des heures à avancer fastidieusement dans l'enquête sans plus de notions de jeu. Il aurait été agréable d'avoir une dynamique plus permissive afin de ne pas entrer en dissonance avec le propos.
L'intention et l'exécution forment une grosse dissonance

Pour qui ?

Le titre sait puiser l'inspiration là où il faut, comme ici avec Ace Attorney.

Même si l'opération avait été réussie, Chronique des Silencieux cible un public de niche parmi un genre de niche. À titre de comparaison, il serait un peu le Dark Souls des jeux d'enquête. Cela peut sembler extrême quand à côté se dresse notamment Return of the Obra Dinn – encore lui – et sa demande conséquente en concentration neuronale. Néanmoins, un build-up mal amené ajoute une surcouche de difficulté qui peut en refroidir plus d'un. Les règles ne sont pas clairement établies, les objectifs pas toujours clairs, surtout au début. Rien n'est évident, surtout quand l'enquête accumule rapidement beaucoup d'informations difficiles à digérer. Le titre est introduit par un tutoriel déjà bien vaste alors qu'une section beaucoup plus restreinte et linéaire aurait pu amener plus facilement aux différents concepts.

Heureusement, tout n'est pas perdu si votre cerveau dispose de connexions solides et surtout d'une bonne dose de motivation. Le haut niveau de concentration demandé pousse à se faire violence pour continuer car l'esprit d'initiative n'est récompensé qu'en fin d'enquête. N'hésitez pas à prendre du recul en laissant le jeu reposer puisque la partie ne s'arrête pas pour autant. La stimulation se passe dans votre cerveau bien plus que souris en main. Ce qui est certain, c'est que Chronique des Silencieux est un jeu clivant par sa vision du gameplay et de sa difficulté.
Faire de la niche dans la niche

L'anecdote

Avec un peu de patience, oui !

En voilà un test qui n'est pas gagné d'avance. Chronique des Silencieux aurait très bien pu obtenir une note supérieure, mais face à toutes les imperfections il est impossible de voir plus haut. L'avis était au départ simplement catastrophique avant d'atteindre pour moi le bon état d'esprit. C'est en sortant un carnet et un stylo que la lumière s'est allumée : voilà de quoi ajouter cette dose de stimulation qui manque au titre. Le micro-gameplay, c'est à vous de l'apporter, et c'est à cet instant-là que le titre dévoile son plein potentiel.
Il ne faut pas hésiter à s'équiper d'un calepin et d'un stylo !
Les Plus
  • Fourmille d'idées de game design
  • La grande qualité d'écriture propose des enquêtes passionnantes
  • Une superbe direction artistique, autant sur le plan visuel que musical
  • Devient fun quand on y apporte sa part de micro-gameplay : un carnet et un stylo
  • Laisse enthousiaste pour la suite de Pierre Feuille Studio si les leçons sont apprises
  • De vraies enquêtes avec toute la difficulté qu'elles peuvent apporter
Les Moins
  • De vraies enquêtes avec toute la difficulté qu'elles peuvent apporter
  • Un technique extrêmement maladroite
  • Des mécaniques de gameplay très mal amenées
  • Le système de jeu totalement dissonant forme un goulot d'étranglement entre le cœur primant la liberté et la linéarité des confrontations
Résultat

Chronique des Silencieux, c'est l'origin story de son studio. Le titre oscille entre superbes idées et maladresses inexcusables, mais s'en sort avec un fond parfaitement sincère. Le potentiel gâché ne peut que laisser déçu de ne pas avoir le jeu à la hauteur de ses intentions. Le melting pot d'idées de game design fourmillantes et les leçons que Pierre Feuille Studio peut tirer de ce premier essai ne peuvent que laisser enthousiaste pour la suite. Le jeu d'enquête reste animé par une superbe écriture et une très bonne direction artistique, mais ne peut attirer que les plus persévérants.

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