Interview | Digital Coproductions
18 mars 2011

Entretien avec Yann Tisseyre

Interview par

Après vous avoir présenté Digital Coproduction il y a quelques semaines, nous avons pu nous entretenir avec Yann Tisseyre, le fondateur du site. Un bon moyen pour en apprendre plus sur ce site et son principe.

"On s'est dit qu'il devait y avoir que ces projets puissent convaincre directement leur public"

Pouvez-vous rapidement nous présentez votre parcours ?
Yann Tisseyre : Après un master à Paris en administration d'entreprises spécialisé dans la gestion de projets, j'ai fait un stage chez Cryo en 2001. J'ai poursuivi au sein de Cryo en tant que producteur associé puis en tant que producteur, puis chez Dreamcatcher, une société d'édition de jeux vidéo principalement tournée vers le PC. En 2006, je suis parti chez Vivendi Games Mobile. En fait, j'ai rencontré Thomas (NDLR : Thomas Neveu, associé de Yann Tisseyre sur Digital Coproductions) dès le début de ma carrière, chez Cryo et Dreamcatcher. J'avais en tête la création d'un site qui permettrait de donner la possibilité aux développeurs de tester leurs idées directement auprès du public. Nous voyions passer aux acquisitions (Thomas notamment qui était chargé des acquisitions à une époque) des projets vraiment très intéressants envoyés par des studios de développement pour qu'on les édite. La plupart de ces projets n'étaient jamais retenus car les décisionnaires pensaient que c'était trop risqué, tout ça parce qu'ils représentaient quelque chose de nouveau. Nous trouvions ça dommage et nous sommes dit qu'il devait y avoir moyen, avec le web 2.0 notamment, de faire en sorte que ces projets puissent convaincre directement leur public. L'idée a mûri en parallèle...

Quand cette idée a t-elle émergé ?
Y.T. : En 2004. J'avais même envisagé sérieusement de lancer la boîte en 2006, mais j'ai eu une proposition de Vivendi Games. J'y suis allé car je pensais manquer d'expérience pour lancer un tel projet. En 2008, Vivendi Games a été racheté par Activision qui a fait un plan social en fermant la structure mobile. J'en ai donc profité pour lancer le concept, l'activité. Pendant un an, au cours de l'année 2009, nous avons réfléchi au concept, contacté des avocats et des experts comptables pour essayer de voir ce que nous pouvions faire et ainsi de suite. Le concept a évolué petit à petit, jusqu'à devenir un site permettant à des créateurs de jeux vidéo de proposer leurs idées et d'échanger avec des passionnés pour avoir des avis et des contribution créatives, afin que les gens puissent échanger des idées à un moment où ça compte encore pour le développement plutôt que quand le jeu est déjà fini. Nous avons passé pas mal de temps à verrouiller les processus avec les avocats, histoire de savoir comment nous pouvions faire pour que tout soit bien clair et cadrer. Nous avons donc commencé à lancer la réalisation du site en 2010. Ça a pris pas mal de temps, pas mal de retard. Nous avons fini par le sortir en version finale en novembre et nous avions environ 250 membres. Nous essayons de se faire connaître le plus possible pour essayer d'atteindre un niveau qui nous permettrait de lancer des souscriptions.

"On se disait que c'était dommage de ne pas essayer de récupérer cette énergie créative"

Le but de Digital Coproductions ? Réunir les créateurs et la communauté autour de projets.

On a déjà présenté Digital Coproductions mais pouvez-vous nous en dire plus sur la cible principale du site ? Que ce soit en terme de créateurs ou d'internautes.
Y.T. : En fait, comme vous venez de l'isoler, nous avons deux types de cibles. Il y a d'un côté les créateurs, pour lesquels nous avons décidé de faire le plus large possible : comme notre credo c'est la créativité, si nous les bridons à l'entrée, si nous restreignons le nombre de projets et de personnes, nous risquons de passer à côté de choses intéressantes. Nous sommes donc ouvert aux créateurs de tous types, que ce soit des amateurs qui pensent avoir une bonne idée ou des studios professionnels qui ont un jeu atypique qui ne passe pas forcément dans les plans d'un éditeur classique. Pour ce qui est du grand public, il est constitué de passionnés de jeu vidéo qui ont envie d'un peu d'innovation et qui en ont peut-être un peu assez des énièmes suites de blockbusters. Des gens qui ont envie d'un peu de fraîcheur et de participer au processus créatif. Sur les forums, après la sortie d'un jeu, on voit beaucoup de critiques parfois négatives mais parfois constructive de personnes se demandant par exemple pourquoi tel ou tel aspect n'est pas géré dans le jeu. Il y a évidemment à prendre et à laisser mais il y a souvent de bonnes idées...

Pour résumer, vous vous dites donc que c'est mieux de voir tout ça avant plutôt qu'après ?
Y.T. : Exactement. Nous pensions que c'était dommage de ne pas essayer de récupérer cette énergie créative avant ou pendant la création du jeu plutôt qu'après, à un moment ou ça ne sert plus à grand chose à part constater que "oui, ça aurait été une bonne idée de faire ça". Je pense qu'il y a beaucoup de gens qui sont intéressés par le fait de participer à la création de jeux qui leur plaisent, de donner leurs idées et d'être écoutés. Nous voulons leur donner le moyen de dialoguer de façon constructive, de proposer des idées et de voir comment ça se passe de l'intérieur, car les développeurs peuvent tenir un journal pour montrer comment se passe le développement. Pour les gens qui veulent souscrire un projet, nous souhaitons leur permettre de voir les étapes afin qu'il puisse évaluer l'avancement et donner un feedback.

"Les projets sont entièrement libres, c'est la façon dont on fonctionne"

Le financement repose sur un principe d'investissement virtuel puis de souscription.

Selon vous, qu'ont réellement à gagner les créateurs qui passent par chez vous et quelles garanties leur fournissez-vous ?
Y.T. : Ce qu'ils ont à gagner, c'est déjà la possibilité de tester les idées sur un public de passionnés pas uniquement constitué de professionnels. L'idée c'est de créer une communauté de gens passionnés par l'interaction et le fait de donner des idées. Pour les studios indépendants, nous pouvons aussi leur apporter un financement et la possibilité de convaincre directement le public que le jeu vaut la peine d'être financé, ce qui est moins évident avec des éditeurs classiques forcément plus frileux. Nous leur proposons les services classiques d'un éditeur, que ce soit la localisation, le test ou autre, à la carte, de façon à ce que tout cela soit entièrement négocié afin qu'il choisissent eux-mêmes les conditions dans lesquelles ils sont prêts à faire éditer leur jeu par Digital Coproductions. Et puis, c'est aussi profiter de la plate-forme pour créer un buzz autour de leur projet pour faire des passionnés un relais de communication. A partir du moment où vous demandez aux gens leur avis, que vous tenez compte des idées qui vous intéressent, ils sont plus attentifs à votre projet et vont probablement en parler autour d'eux. Ça vous donne quand même plus de chances de faire connaître votre projet qu'en restant seul dans votre coin.

A contrario, y a-t-il des contraintes vis-à-vis du site ? Par exemple, est-ce qu'un projet apparaissant sur le site est lié à ce dernier d'une manière ou d'une autre ?
Y.T. : Non, un projet qui vient sur le site est totalement libre. Il n'y a aucun engagement de sa part. Il peut repartir du jour au lendemain et se faire éditer ailleurs s'il le souhaite, tout en continuant à bénéficier de son espace projet sur le site. Les projets sont entièrement libres, c'est la façon dont nous fonctionnons. Nous proposons aux membres de soutenir des projets en nous disant combien ils seraient prêts à mettre dans ces derniers, ce qui nous donne une sorte d'investissement virtuel. Quand nous estimons qu'un projet a un investissement virtuel suffisant pour permettre son financement, nous contactons directement les créateurs et nous leur proposons un contrat d'édition que nous négocions.

"C'est toujours le créateur qui a la maîtrise de son oeuvre et qui exploite ses idées"

Des précisions sur les droits d'auteur sont accessibles dans les "conditions générales", en bas du site.

C'est justement où j'allais en venir : qu'est-ce qui se passe une fois le financement récolté ?
Y.T. : Alors, à ce stade, il n'y a pas de financement concret : c'est juste une indication nous disant combien les membres seraient prêts à mettre. Une fois que nous avons contacté le studio concerné et que les conditions d'édition de son jeu sont fixées (cela comprend la part des bénéfices), nous proposons aux membres de souscrire une levée de fond en leur expliquant notamment combien ils gagneraient sur les bénéfices en fonction du prix du jeu. Et ainsi de suite. Une fois la demande de souscription lancée, les membres ont un mois pour y répondre et, si celle-ci a lieu, le projet est édité et les fonds sont versés à intervalles réguliers aux développeurs et aux prestataires nécessaires pour finir le jeu. S'il n'y a pas de levée de fond, les membres qui ont souscrit sont remboursés à la fin du mois.

C'est donc Digital Coproductions qui s'occupe de l'édition. Quand un projet est financé, vous vous chargez donc de lier les contacts, de les mettre en relation et de trouver du personnel, c'est bien ça ?
Y.T. : Oui, nous nous chargeons du suivi de projet, de faire l'interface, comme un éditeur classique. Après, c'est à la carte, en fonction des besoins. Vous avez des studios qui estiment qu'ils sont capables eux-mêmes de gérer la localisation, voire la distribution. Par exemple, il y a des studios qui ont déposé des projets sur L'App Store et ils n'ont donc pas besoin de nous. Nous nous occuperons peut-être juste de faire la liaison avec les membres du site et verser les fonds selon le calendrier prévu, etc.

Le principe du financement participatif peut soulever quelques questions. On vient de comprendre que vous toucher vos revenus sur l'édition. Mais que pouvez-vous nous dire sur la partie juridique, notamment sur les droits d'auteur ? Vous laissez les internautes participer mais ne pensez-vous pas que s'écarter du simple fait de miser sur un projet peut rendre les internautes trop exigeants et les faire perdre la notion de la réalité ? Supposons qu'une idée d'un internaute ne soit pas intégrées, celui-ci pourrait très bien décider de ne pas souscrire à la fin, non ?
Y.T. : En fait, la propriété intellectuelle ne protège que les œuvres. Une idée n'est pas "protégeable" et c'est pour ça que nous restons à un système d'échange d'idées. Nous ne demandons pas aux membres de créer des scénarios complets, des graphismes ou ce genre de choses ; ou en tout cas, si des studios recherchent cela, c'est à eux de gérer cet aspect en embauchant les personnes. Les contributeurs qui proposent des idées ont conscience, et c'est rappelé dans les conditions générales, que ces idées peuvent être reprises ou non. En contrepartie, les studios peuvent donner des points aux membres qui font des contributions intéressantes et leur donner droit à divers bonus, comme des exemplaires gratuits ou leur nom dans les crédits du jeu. Au début, nous nous sommes posé la question de savoir si c'était intéressant de permettre aux membres de contribuer carrément en proposant des œuvres ou des parties d'œuvres comme des scénarios ou ce genre de chose. Mais c'était trop compliqué dans la mesure ou donner des droits d'auteur à beaucoup de gens pouvait être assez handicapant pour le projet : chaque personne qui aurait eu des droits d'auteur aurait pu faire modifier l'œuvre. Nous sommes donc resté sur quelque chose de relativement simple dans laquelle les gens peuvent donner des idées sans que cela relève de l'œuvre. Dans tous les cas, c'est toujours le créateur qui a la maîtrise de son œuvre et qui exploite ces idées avec son propre travail créatif.

"Il est crucial de ne pas brider la créativité pour permettre à des idées nouvelles d'émerger"

Une soixantaine de projets est déjà présente sur le site.

Et en ce qui concerne le risque que vous prenez en permettant aux internautes de soumettre leurs idées, le fait qu'ils puissent perdre la notion des réalités ?
Y.T. : Nous n'obligeons personne à souscrire. Ce n'est pas parce que vous donnez une idée que celle-ci sera gardée ou que vous allez mettre de l'argent. Ceux qui veulent souscrire le font. Après, parmi les idées, il y en a qui sont reprises et d'autres non. Comme dans la vie, je dirais. L'intérêt du site, c'est qu'il y a un grand nombre de projets et que chacun peut trouver chaussure à son pied. Si quelqu'un donne des idées qui ne sont pas prises, il peut aller voir un autre projet où le créateur sera peut-être plus sensible à ses propositions. Évidemment, je pense que tout le monde a conscience que le créateur reste maître de son projet et que ça fait partie du processus constructif.

Vous avez parlé de nombreux projets, combien y en a t-il actuellement sur Digital Coproductions ?
Y.T. : Actuellement, nous avons une soixantaine de projets.

C'est ce qui semble vous différencier de la concurrence, je pense par exemple à LookAtMyGames. Qu'est-ce qui vous différencie selon vous ?
Y.T. : Notre credo, c'est vraiment la créativité. Nous essayons de faire en sorte que des jeux innovants puissent émerger, que tout le monde puisse participer au processus créatif. Notre politique est d'être le plus large possible et de ne rien censurer. A priori. La conséquence de cela, c'est que nous permettons à n'importe qui de proposer un projet, sans se poser la question si c'est absurde ou non. Nous laissons aux membres le soin de déterminer les projets qui les intéressent et d'en faire quelque chose d'intéressant. Il est crucial de ne pas brider la créativité pour permettre à des idées nouvelles d'émerger. Ensuite, le filtre est fait par les membres, puis par Digital Coproductions pour savoir s'il sont suffisamment sérieux, histoire d'être sûr que si nous mettons de l'argent dans ce projet, ils ne vont pas s'envoler à Caracas avec et que le projet sera bien mis sur le marché !

"C'est un risque mesuré parce que je pense qu'on répond vraiment à une attente"

Le logo (très sobre) de Digital Coproductions.

On peut donc dire que la concurrence est un faux problème dans le cas présent : votre principal concurrent semblant s'appuyer sur le simple fait de miser sur des créateurs, un peu comme MyMajorCompany pour la musique, alors que vous êtes plus axés sur la créativité.
Y.T. : Oui, nous ne sommes pas tout à fait sur le même créneau. Nous sommes vraiment parti pour mettre en avant la créativité et l'innovation, pour permettre à chacun de s'exprimer et d'apporter sa pierre à l'édifice.

Vous avez donc sûrement conscience que c'est un point de vue ambitieux par rapport à ce qu'on peut voir globalement. Est-ce que vous voyez ça comme un rêve, un gros paris risqué ?
Y.T. : Oui, dans le mesure où c'est quelque chose qui n'existe pas, c'est forcément risqué. Maintenant, je pense que le risque est mesuré parce que je pense que nous répondons à une attente des deux côtés. A chaque fois que nous discutons avec des créateurs, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de demande pour ça, pour un endroit permettant de tester les idées et d'échanger. Et nous sentons aussi une grosse demande du côté des passionnés, sur les forums, avec des gens qui veulent participer et voir l'envers du décor. Le tout est d'organiser tout ça de manière à ce que ce soit bénéfique pour les deux.

Une dernière question plus légère, comme d'habitude sur Gamatomic : vous nous avez parlé de votre parcours mais sur quels jeux avez vous travaillé ? Et quels sont vos jeux préférés ?
Y.T. : Un des jeux sur lesquels j'ai travaillé et qui m'a le plus plu, c'était Painkiller. J'avais travaillé sur la localisation. C'était vraiment un jeu frais, sympa et innovant sur certains points. L'équipe était vraiment intéressante et nous étions tous contents de travailler dessus. Pour ce qui est des jeux que j'aime, c'est assez vaste en fait. J'aime bien les jeux de stratégie et les jeux web. Je parcours souvent les sites de petits jeux un peu indépendants du type World of Goo ou autre. Ça montre qu'il ne faut pas grand chose pour prendre du plaisir à jouer. Dans certains cas, on n'est pas loin de la frontière entre amusement et art. On sent une créativité et une autre façon de voir les choses. En ce moment je joue beaucoup à Minecraft. Ce jeu a un aspect LEGO assez fascinant avec un nombre de possibilité assez hallucinant. Mais je joue aussi à des blockbusters : Starcraft, GTA, jeux de sports comme PES, etc.
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