Dossier | La galaxie des univers
22 oct. 2004

Rédigé par tHe_MaN

Le fanboy en quête d'univers à explorer qui sommeille en chacun de nous ne manque pas de s'exciter dès qu'un jeu de sa société préférée est annoncé et sort dans le magasin le plus proche. Mais comme dans la licence de Star Wars où les mauvais jeux qui se vendent bien s'enchaînent, n'y a-t-il pas un risque global de déconsidération de la qualité au profit des marques et des licences, grâce à l'aveuglement des joueurs fanatiques ?

Il y a peu de temps, dans une Fnac pas si lointaine…

Il n'y a pas à dire, j'étais franchement excité par la sortie imminente de la trilogie originale de Star Wars en DVD. A la clef, non seulement ma collection de reliques officielles de George Lucas se verrait augmentée, mais j'aurais aussi de quoi sacrifier à l'avide passion de l'univers que mon cerveau m'impose. Les 49,95€ de la boîte n'étaient pas chers payés pour le bonheur et les émotions qu'elle allait m'apporter. Et me voilà, le lundi 20 septembre 2004 à 23h, devant la Fnac Opéra à Paris, en train d'attendre désespérément l'ouverture des portes au milieu d'une foule de fidèles eux aussi en délire. Avec un co-disciple de la Force, nous voilà tels les Chrétiens aux portes de Saint-Pierre. La musique de John Williams diffusée par des hauts-parleurs surpuissants ne fait qu'attiser notre excitation, et le volume des conversations monte tandis que l'on entend fuser des répliques de plus en plus nombreuses tirées de la trilogie.

Mon nom est Vador, Dark Vador

Nous ne sommes pas loin d'un orgasme collectif lorsque la marche impériale retentit et que Dark Vador – on se doute bien que ce n'est pas le vrai, il est mort dans l'Episode VI – se fraye un passage dans la foule, escorté par deux stormtroopers. La porte s'ouvre, et tout le monde se jette à l'intérieur, où une foule de personnages costumés nous attendent, tandis que des téléviseurs diffusent sans s'arrêter les images de l'objet de notre culte. Tout le monde a immédiatement repéré le présentoir recouvert d'un drap sombre, et autour de la cible se forme un groupe d'assaut placé en demi-cercle, prêt à bondir sur les étagères dès que les douze coups de minuit retentiront. De ma place dans ce demi-cercle d'allumés, je commence tout de même à me dire que cette situation a quelque chose de ridicule. Nous sommes là plusieurs centaines à attendre de pouvoir acheter notre exemplaire de films que nous avons déjà vu des dizaines de fois, que nous pourrions très bien acheter demain dans le calme sachant qu'on ne va clairement pas le regarder ce soir, mais non, voilà, nous sommes pris dans l'engrenage infernal du fanatisme.

Chacun sa guerre sainte

Faisons un peu d'étymologie : le mot fan, qui désigne notamment ces adorateurs de Star Wars, c'est tout simplement la contraction de fanatique. Dit comme ça, ça fait beaucoup moins penser aux queues devant les cinémas pour la sortie de l'Episode 1 et beaucoup plus aux deux tours qui se sont effondrées le 11 septembre 2001. Et le mot passion, ce qui anime tous ces fans, vient du verbe latin qui signifie « souffrir ». Eh oui, les mots nous disent en somme que les fans sont en fait des martyrs volontaires ! Que nenni, me direz-vous, au fond une passion c'est simplement un moyen d'orienter ses divertissements. Etre fan, c'est montrer son attachement à un univers, un personnage ou un groupe de façon un peu ostentatoire et un peu excentrique. Soit. Mais alors, comment expliquer l'aveuglement qui en résulte ?

Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois

Continuons avec notre exemple de Star Wars. En bon fan, peu de temps après le visionnage de l'Episode IV, une horrible envie de reprendre Star Wars Galaxies est venue me prendre à la gorge. Et puis avec cette opportunité offerte aux anciens joueurs de s'y remettre gratuitement pendant 10 jours… l'hésitation fut de courte durée. Me voilà replongé dans Tatooïne avec mon avatar zabrak, en train de tuer des seworts et de détruire des camps de wookies, tout en essayant d'obtenir le meilleur prix pour des armures en os. Je suis dans l'univers de Star Wars. J'en suis un acteur. Le jeu est chiant, je fais des centaines de fois le même parcours chiant pour accumuler de l'argent et des points de faction, pour pouvoir refaire encore plus de fois ce parcours avec de plus grosses armes et armures, mais je me convaincs de ce que je suis content parce que je suis dans Star Wars. Quelques jours plus tard, alors que je traîne à la Fnac, je me vois avec une demi-horreur prendre la boîte de Star Wars Battlefront et me diriger vers la caisse. Et de retour chez moi, me voilà en train de me rendre compte que j'ai payé 55€ pour un jeu qui ne les vaut pas, et de loin. Tant pis, je pilote un AT-AT sur Hoth, alors je m'en fiche de tout ça, je suis dans Star Wars.

Il va avoir un réveil pénible !

Dans des courts moments de lucidité, je me dis que quand même, c'est un peu ridicule tout ça, sous prétexte que j'aime l'univers de Star Wars je me gave de mauvais jeux, j'achète des figurines hors de prix des personnages de la trilogie, je me lance dans les romans de l'univers étendu, je me refais les films des dizaines de fois juste pour le plaisir de plastronner auprès de mes amis que moi, je suis un vrai fan de Star Wars, et que moi, j'approfondis mes passions : je suis fan donc je suis. C'est aussi simple que ça. Mais il y a quand même une chose dont je me rends peu à peu compte : être fan, ça ne rend pas si heureux que ça. Au mieux, c'est juste une façon d'oublier un peu sa place dans le monde réel, c'est une façon d'ériger un mur entre soi-même et les autres. « Tu ne connais pas Star Wars ? Désolé, tu ne pourras pas participer à nos discussions d'insiders qui connaissent tout. » « Ah mais qu'est-ce que vous avez tous à parler boulot et problèmes familiaux ? Libérez-vous l'esprit un peu, regardez Star Wars ! Ya de la philosophie dedans ! »

Des ewoks aux hobbits

Je me focalise sur Star Wars, mais c'est uniquement parce que c'est l'univers – la licence – dont la fanatisation a été le plus poussé vers l'extrême. Mais je pourrais tout aussi bien citer Le Seigneur des Anneaux, la série des Aliens, Warhammer, Evangelion… et tellement d'autres. Le moindre film, le moindre jeu vidéo, le moindre roman peut faire l'objet d'une fanatisation. Pourquoi ? Parce fondamentalement, ce qui importe au fan, c'est uniquement un élément auquel se raccrocher – ce peut-être un monstre particulier, une réalisation exceptionnelle, un personnage attachant, un message plus ou moins philosophique – et qui lui permet en un sens d'échapper par moment au réel et de se définir. Star Wars a un caractère particulièrement apte à déclencher des fanatismes par le fait même que c'est un univers extrêmement riche, doté de nombreux hameçons à fans. Et les voilà en train de créer des sites Internet, de se lancer dans des discussions sans fin sur des forums sur des points ridiculement futiles, d'organiser des manifestations publiques de leur fanatisme.

L’enfer, est-ce vraiment les autres ?

L'une des pires conséquences de ce fanatisme, c'est qu'il isole. En permettant de fuir la réalité, il permet aussi de fuir le nécessaire recul que chacun doit prendre sur soi, ce moment de repos intellectuel qui nous permet de peser les conséquences de nos choix et de choisir de revenir en arrière, si c'est nécessaire. Sans cela, le fan tend vers un isolement croissant, et se crée son propre référentiel qui n'a plus grand chose à voir avec la réalité. Ce décalage avec la réalité des autres rend la communication – et les relations – plus difficiles, et c'est un cercle vicieux qui enfonce vers la solitude. Certes, le fan peut discuter avec les autres fans, mais ses discussions ne toucheront jamais qu'à l'objet de leur fanatisme, et jamais ils ne chercheront à aller plus loin dans leur relation – ce pourrait être source de conflit, et d'isolement encore plus important. Et voilà le problème : le fanatique vit totalement en déconnexion avec le reste du monde. L'enfer, c'est les autres, ceux qui ne partagent pas la même passion, ceux qui ne sont pas du même côté de la Force. Ou plutôt, l'enfer, c'est ce que la non-communication avec les autres nous dit de nous-même : en étant fan, on se replie volontairement sur une illusion pour ne plus avoir à affronter les difficultés de la communication et des relations avec les autres.

Ne pas faire un autodafé pour autant

En brûlant les étapes, on pourrait conclure là qu'au fond toute tentative de création d'univers, et de licence à ramifications sans fin, est nocive et donc à proscrire pour le bien-être public. Au fond, si George Lucas avait été censuré dès le début, peut-être qu'aujourd'hui nous regarderions tous des films d'auteur au cinéma, avec un sens dépassant souvent notre compréhension ? Mais non, il ne faut pas tout rejeter en bloc. Les univers de fiction sont souvent sources de nombreuses leçons dont nous pouvons nous enrichir. Un oncle pour qui j'ai beaucoup d'admiration m'a dit un jour que la philosophie ne se trouve pas forcément dans les livres de Kant ou de Bergson, mais que le moindre film, le roman le moins ambitieux peut donner un axiome de vie, une vérité philosophique. Dans Star Wars, on peut facilement retrouver le mal radical expliqué par Kant dans le retour final de Dark Vador vers le côté lumineux de la Force : même dans les ténèbres les plus profondes, la lumière peut encore briller. J'aime à me redire deux phrases tirées du roman A Game of Throne pendant mes moments d'angoisse : « Un homme qui n'a pas peur ne peut pas faire preuve de courage. » et « Fear cuts deeper than swords. », la peur coupe plus profondément qu'une épée.

Vers notre destin

En commençant cet article, je n'avais que la vague idée de décrire ma forte tendance à m'immerger excessivement dans des univers – que les gens du marketing nomment licences – et peut-être d'en tenter une analyse. J'ai maintenant l'impression d'avoir enfin pris ce moment de recul dont je parlais plus haut, qui me permet de me rendre compte de ce que j'ai pu trouver dans Star Wars et dans les autres univers dont je suis – j'étais ? - fan, et ce que je peux en tirer. Comme dans le Seigneur des Anneaux ou Le Dernier Samouraï, je crois que nous avons tous un destin à accomplir. Comme dans Star Wars, je pense qu'une « Force » régit l'univers et les choses. Les univers de fiction ont cela de commun qu'ils sont le moyen de leur créateur de nous montrer leur vision du monde, de la vie, des choses, d'une façon imagée qui a pour but de retenir notre attention. Sachons donc nous enrichir de ces visions d'autres humains, et partons explorer l'univers le plus complexe et le plus intéressant de tous : celui dans lequel nous vivons.
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