Dossier | Fahrenheit : la température monte
26 juil. 2005

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Accueillis dans les locaux parisiens de Quantic Dream, il faut bien avouer que nous crevions d'envie de voir ce qu'on allait pouvoir nous dévoiler sur Fahrenheit, oeuvre promise comme d'un genre nouveau, sorte d'OVNI du jeu vidéo. C'est David Cage en personne, génial cerveau derrière ce titre, qui nous présente sa création, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il est fier de son joli bébé. Et il a toutes les raisons de l'être.

Rêve quantique

Accueillis dans les locaux parisiens de Quantic Dream, il faut bien avouer que nous crevions d'envie de voir ce qu'on allait pouvoir nous dévoiler sur Fahrenheit, oeuvre promise comme d'un genre nouveau, sorte d'OVNI du jeu vidéo. C'est David Cage en personne, génial cerveau derrière ce titre, qui nous présente sa création, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il est fier de son joli bébé. Et vous allez voir que cette preview prouve qu'il a toutes les raisons de l'être. Comme nous vous savons très gourmands, vous trouverez aussi une interview du Monsieur en fin de dossier.

Histoire-conduite

Première chose que l'on apprend sur Fahrenheit, c'est qu'il n'est pas un jeu d'aventure mais plutôt une oeuvre qualifiée de Story-Driven par son géniteur. L'histoire est en effet au centre de l'expérience, et les personnages ne sont là que pour aider le joueur à la traverser, à vivre une réelle aventure, différente des habituelles productions vidéoludiques qui, du point de vue de David Cage, se résument trop souvent à des scènes d'actions, entrecoupées de quelques bouts de ficelles scénaristiques, façon films pornographiques. Aussi, a-t-il jugé bon de supprimer toute notion de récupération d'objets, et avec eux, l'inventaire associé. L'interaction des personnages avec leur environnement n'est pas non plus limité à 10 ou 15 actions différentes, résumées dans un menu, puisque tout est ici contextuel : un balai est utilisé pour balayer, un lavabo pour donner de l'eau, et une porte pour être ouverte ou fermée. L'interface est d'ailleurs à peu près aussi simple : une icône en fonction de l'action à réaliser, une touche à enfoncer et le tour et joué. On est donc loin du point'n'click qui nous permettait d'assembler hamsters et fours à micro-ondes pour le bonheur des voyages dans le temps : ici tout reste très logique et adapté à un univers réaliste et contemporain.

My name is Bauer, Jack Bauer

C'est un David Cage très convaincu, et convaincant, qui nous plonge maintenant dans le vif du sujet, à savoir le jeu. Enfin pour être exact, le film, car le rituel New Game, ornant les menus de tous les jeux vidéo de l'histoire, se voit ici remplacé par un, certes pompeux, mais adapté New Movie. La première scène nous introduit Lucas Kane, banquier New-Yorkais sans histoire. L'hiver est rude, et la neige tombe continuellement depuis plusieurs jours déjà sur Big Apple. Un soir, Lucas commet, sans raison apparente, un meurtre sauvage dans les toilettes du petit restaurant où il dinaît. Des flashes morbides, images poignantes de rituels mystiques, transpercent alors l'écran, nous plongeant, nous et ce pauvre Lucas aux bras mutilés par ses propres coups de couteau, dans l'inconnu. L'histoire serait simple si Lucas était un cas isolé... mais il n'est pas le seul à qui tout cela arrive. A son "réveil", le joueur plonge dans la peau, et la tête de Lucas. C'est à lui de décider ce qu'il désire faire. Laisser le corps et fuir au plus vite ? Tenter de cacher le plus de traces possibles et sortir comme si de rien n'était ? Pas le temps de mesurer les conséquences des deux possibilités, l'écran se divise subitement en deux, façon 24h chrono, et le policier accoudé au comptoir du bar du restaurant fait maintenant route vers les toilettes. Il faut agir. Et vite.

Deux pour le prix d'un

Fahrenheit ne se contente pas de vous donner le contrôle de Lucas, fugitif malgré lui, mais il vous permet aussi d'incarner ceux qui vont le pourchasser. Effectivement, quelques minutes après le crime de Lucas, débarque un couple bien mal assorti. Il s'agit des inspecteurs de police Carla Valenti et Tyler Miles. Vous l'aurez compris, un des nombreux intérêts de Fahrenheit est de laisser le joueur contrôler à la fois le fugitif, mais aussi ses poursuivants. Un moyen d'écrire l'histoire de deux points de vue différents en somme. Bien évidemment, les actions entreprises sous l'identité de Lucas auront une influence directe sur l'enquête de nos deux flics. Ainsi, si le joueur décide de fuir rapidement, les bras en sang, l'air paniqué, Lucas aura alors laissé beaucoup de traces sur les lieux du crime, donnant de nombreux indices aux enquêteurs. Dans le cas contraire, si l'on décide de tout cacher, il va falloir être précis et rapide, mais la police aura sans doute plus de mal à remonter la piste. Les développeurs ont bien entendu pensé à tout, et notamment à rendre aléatoire certaines scènes clés, afin de ne pas biaiser l'un des deux côtés du miroir. De cette façon, si Lucas décide de cacher le couteau qui lui a servi à tuer, il le fera sans que le joueur ne le voit : le suspens est donc préservé, et une fois le contrôle donné à Tyler et Carla, il leur faudra passer le lieu du crime au peigne fin pour retrouver tous les indices, et notamment ce cher couteau. D'ailleurs, sachez qu'il est possible de passer de Carla à Tyler et inversement, tout au long de l'enquête, chacun réagissant différemment avec l'environnement. L'expérience ne peut en être que profitable, notamment pour avancer dans l'intrigue, en plus d'ajouter un peu plus de rythme à l'action.

Bungee

L'histoire, point névralgique et véritable personnage principal de Fahrenheit, est architecturée à la façon d'un Livre dont vous êtes le héros. Chaque scène est en effet "élastique", c'est-à-dire que le joueur choisit la manière dont il désire la jouer, et surtout la conclure, en déformant comme bon lui semble les paramètres qui la composent. Evidemment, chaque action entreprise par le joueur aura des conséquences sur la suite de l'aventure. Mais impossible de créer un véritable effet papillon et de déformer totalement l'histoire : David Cage a voulu garder le contrôle sur les tenants et les aboutissants du scénario. Ainsi Fahrenheit a un début, un milieu et une fin -- en fait plusieurs, mais en très petit nombre -. De la bouche même du game designer, la liberté d'action dans Fahrenheit n'est qu'illusoire, et le joueur est manipulé, puisque c'est le scénariste qui décide de ce qui va se passer, le joueur ne pouvant influer que sur la manière dont tout va se produire. Mais ce qui pourrait passer pour un gros inconvénient se révèle en fait être un sérieux avantage, puisque garantissant la cohérence globale de l'histoire. Les relations entre les personnages sont elles aussi soumises à ces lois élastiques : ainsi les retrouvailles entre Lucas Kane et son frère Marcus peuvent prendre des tournures différentes, selon les révélations que Lucas fait à son frère, ou son attitude plus ou moins évasive à ce propos. Les réactions de Marcus dans la suite de l'histoire seront alors de simples conséquences de ces "premières impressions". L'émotion des personnages, toujours est encore ! Notre couple de talentueux inspecteurs ne déroge d'ailleurs pas à la règle : Carla la pro un peu claustrophobe ne se gênera pas de reprocher à son coéquipier son côté un peu laxiste vis-à-vis de son travail, et son attitude un peu trop cool à son goût. Quelques piques ici et là sont à prévoir.

Loft Story

Du côté de la mise en scène, l'accent a été mis tout naturellement sur les techniques cinématographiques : travelings, zooms, jeux de lumière, ou encore Motion Capture pour les scènes d'actions et les mouvements des personnages, sont de la partie. Quatre caméras et une vue subjective permettent de suivre en permanence l'action, et on peut basculer de l'une à l'autre à n'importe quel moment pour vivre la scène sous un angle différent. Il est également possible de réorienter temporairement chacune d'entre elle, pour voir dans les coins par exemple. Les aficionados de la série 24h Chrono (ou de Timecode) vont eux-aussi pouvoir se réjouir puisque Fahrenheit inclut un système appelé MultiView, divisant l'écran en deux, trois ou en quatre parties, et permettant de visionner plusieurs scènes en simultané. Dans la mesure où le jeu se déroule en temps réel, tout ceci fait bien entendu part intégrante du gameplay, et les sensations sont plutôt bluffantes : effet de surprise, stress, panique, le joueur est vraiment dans la peau des personnages. Techniquement, il faut avouer que cela relève de la prouesse, notamment sur consoles, puisqu'aucune scène du jeu n'est précalculée. Les équipes de développement ont donc réalisé une très belle optimisation du chargement et du stockage des textures, notamment lorsque quatre endroits différents sont à afficher. Chapeau messieurs.

Emotion... action !

L'expérience Fahrenheit étant très attachée au côté émotionnel des personnages, l'habituelle barre de vie a été remplacée par une jauge d'état mental, graduée qualitativement par de nombreux adjectifs (stressé, anxieux, déprimé, etc.). Cette jauge varie à la fois en fonction du contexte actuel de l'histoire (si Lucas croise une patrouille de police, son état va se détériorer), mais aussi en fonction des choix moraux que le joueur lui fera prendre. Si la jauge atteint 0, le personnage "abandonne" sa quête : ainsi Lucas peut aller se rendre au commissariat le plus proche, se suicider ou bien même se faire interner dans un asile psychiatrique alors que le duo Tyler et Carla pourra par exemple abandonner purement et simplement son enquête. Cependant, sachez que l'état mental, bien que modifiant les réactions de nos protagonistes, n'a absolument aucune influence sur le gameplay. Une idée à creuser pour la suite sans doute. Parallèlement à l'intrigue et pour dynamiser l'histoire, les gars de Quantic Dream ont saupoudré l'expérience Fahrenheit de quelques scènes d'action. Celles-ci reprennent des standards du cinéma : combats au corps-à-corps contre plusieurs adversaires simultanément, sauce kung-fu et bullet-proof, course-poursuite en plein milieu d'un carambolage gigantesque, ou encore cabrioles accroché à un hélicoptère du bout des bras. Dans le respect de la volonté contextuelle, l'interface est identique pour toutes les actions : 2 carrés colorés apparaissent au milieu de l'écran, le joueur devant appuyer au bon moment sur les bons boutons pour valider les faits et gestes de son personnage. En cas d'échec, il sera possible de recommencer un nombre fini de fois, au moyen de continues dénichés tout au long du jeu. Certaines scènes disposent d'une interface quelque peu différente, façon Track'n'Field : les pressions alternées et acharnées sur des boutons sont de retour, mais pour le bien des joueurs et l'immersion dans les personnages. Si le personnage doit faire un effort, alors le joueur le devra aussi.

Clap clap !

Du côté de la durée de vie, il faudra compter de 10 à 15 heures pour venir à bout de Fahrenheit. Certains diront que c'est beaucoup trop court, mais pourtant c'est finalement très correct, surtout compte tenu de la qualité que l'on peut attendre du titre. Tout ce melting pot d'émotions et d'originalités fait de Fahrenheit une expérience du jeu vidéo plus adulte, plus intelligente peut-être, un nouveau pas vers la maturité de l'univers vidéoludique sans doute, bref une ouverture vers une nouvelle branche du jeu vidéo. Ah oui, pour finir, Quantic nous a concocté quelques bonus façon DVD, fournis avec le jeu. On y retrouve des scènes jouables mais non-intégrées à la version finale, un making of des scènes d'action et de combat, des clips avec le moteur du jeu, etc. Et tout ce beau monde est à débloquer avec des points gagnés durant le jeu. Tout est dit, sauf peut-être que Fahrenheit a été annoncé gold il y a quelques jours maintenant, et qu'il sort le 9 septembre prochain sur Xbox, PS2 et PC. Une fin d'été qui promet d'être longue.

Interview 1/4

Pourquoi avoir choisi “Fahrenheit” comme titre ?

David Cage : Tout d'abord, il faut savoir que la température va avoir une grosse influence sur l'histoire : c'est l'hiver, et la température baisse de jour en jour. Ensuite, l'action se déroulant à New York, il était logique de prendre comme nom “Fahrenheit”, pour coller à l'échelle de température anglo-saxonne.

Alors, pourquoi le nom du jeu a-t-il été changé en “Indigo Prophecy” pour le continent américain ?

David Cage : La décision vient d'Atari, qui ne voulait pas qu'il y ait un parallèle avec le film de Michael Moore “Fahrenheit 9/11”.

Comment décrire le style de Fahrenheit ?

David Cage : Question difficile... Fahrenheit n'est pas un jeu d'aventure. Un journaliste de la presse papier a écrit “Fahrenheit vient après le jeu vidéo”. J'avoue que j'aime bien cette description et je crois que ce jeu est un premier pas vers la maturité du jeu vidéo.

Interview 2/4

On voit que vous attachez beaucoup d'importance aux techniques cinématographiques. Fahrenheit pourrait-il devenir un vrai film ?

David Cage : Je n'ai pas été contacté par un réalisateur de film jusqu'à présent, et ça ne fait pas partie des projets actuel de Quantic. On se concentre sur les prochains titres à venir, et notamment Omikron 2.

A l'origine, Fahrenheit devait être découpé en épisodes, comme une série télé, pourquoi avoir abandonné cette idée ?

David Cage : Nous pensons, en accord avec notre éditeur, que le marché n'est pas prêt pour un jeu en épisodes. Aussi, distribuer de nouveaux épisodes à intervalle régulier posait de nombreux problèmes techniques, notamment pour les supports console. Mais la trame principale qui reliait les épisodes est toujours présente dans le jeu final.

D'ailleurs, quelles sont les différences entre les différents supports ?

David Cage : Du point de vue du contenu du jeu, il n'y en a aucune. Les différences sont uniquement techniques : le moteur du jeu n'est pas identique sur chacune des plate-formes, mais nous les avons poussées au maximum de leurs possibilités.

Interview 3/4

Vous annoncez 15 heures de jeu pour Fahrenheit, est-ce une bonne durée ?

David Cage : Je pense que oui. Déjà, demandez-vous combien de joueurs finissent les jeux aujourd'hui : un jeu qui a une durée de vie trop longue lassera les joueurs. Et puis, est-ce que tuer des lapins pendant 40 heures perdu au milieu d'une forêt est intéressant ? La réponse est non évidemment. Il vaut mieux passer une dizaine d'heures plongé dans une histoire, absorbé par un contexte intéressant. Je pense donc que 10-15h est une bonne durée de vie pour un jeu vidéo.

Est-ce que l'adage “Plus un joueur est bon, et plus vite il finira un jeu” est valable avec Fahrenheit ?

David Cage : Je ne crois pas qu'on puisse définir ce qu'est un “bon” joueur avec Fahrenheit. Evidemment, un Lucas Kane fugitif, et qui ne fait rien pour couvrir ses traces, se fera vite prendre, mais l'inverse n'est pas vrai. Il y a une histoire à parcourir, de deux points de vue différents, et pas de raccourcis possibles.

Le fait de pouvoir interagir des deux côtés de l'histoire permet-il de rallonger cette durée de vie artificiellement, en jouant un bon fugitif et de mauvais enquêteurs par exemple ?

David Cage : Non, car il n'est pas possible de tricher avec Fahrenheit. Le jeu est capable de s'autobalancer : ainsi dans la première scène, si Lucas sort très vite des toilettes, lieu de son crime, sans rien nettoyer, Carla et Tyler auront beaucoup d'indices et de voies à explorer, et donc le temps passé avec eux vient équilibrer celui passé avec Lucas. Cet équilibre naturel régit la durée de vie de Fahrenheit.

Interview 4/4

Fahrenheit est un jeu français, mais qu'en est-il de sa localisation, à la fois pour les voix et les textes ?

David Cage : Fahrenheit a été traduit en anglais, français, allemand, espagnol et italien, que cela soit pour les voix ou pour le texte. Atari vient de nous annoncer que des traductions en japonais et en brésilien sont aussi prévues.

Il y aura-t-il des voix françaises connues ?

David Cage : Oui, nous avons obtenu les voix françaises de Keanu Reeves, de Brad Pitt et d'Angelina Jolie.

Pour finir, vous avez dit que Fahrenheit était structuré comme un film, à savoir qu'il a un début, un milieu et une fin. Mais il y a-t-il plusieurs fins à l'histoire ?

David Cage : En réalité, il y a bien plusieurs fins possibles, mais il ne faut pas oublier que l'histoire est écrite à l'avance, et régie par un scénario : les fins sont là, mais en petit nombre. Tout se décide dans le dernier tiers du jeu, et notamment dans la dernière scène, en fonction des réactions du joueur. D'ailleurs, si nous réalisons un jour une suite, ce qui n'est pas à l'ordre du jour, je ne sais pas comment je vais décider quelle fin va servir de commencement à cette suite !

Merci David Cage pour ces renseignements, et nous vous souhaitons tout le succès que mérite Fahrenheit.
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