Interview | En Garde!
17 août 2023

Entretien avec Adrien Poncet

Interview par

Surprise de cet été 2023, En Garde! profite d'un gameplay et d'un univers reposant sur une thématique pour le moins original : la cape et l'épée. Par chance, nous avons pu poser quelques questions à Fireplace Games, et plus précisément à Adrien Poncet, qui a travaillé en tant que game et narrative designer sur ce projet.

"Travailler de manière collégiale demande de faire des concessions."

Sur le site officiel de Fireplace Games, vous mettez en avant une façon de travailler collégiale. En Garde! intègre des choix assez radicaux en matière de gameplay. Est-ce plus difficile de faire entendre ses idées dans un groupe ?

Adrien PoncetÉvidemment, travailler de manière collégiale demande tout de même de faire des concessions. Lors du début du projet, les intentions du jeu partaient dans beaucoup de directions différentes et les idées étaient trop peu cadrées. Nous avons mis un certain temps avant de trouver la bonne formule pour le jeu. Nous avons tout de même fini par instaurer une certaine verticalité dans les décisions, afin de gagner en efficacité. Mais à Fireplace, nous ne considérons pas les leads et les directeurs comme des supérieurs hiérarchiques ; nous les voyons comme des rôles au sein de l'équipe qui nécessitent un ensemble de compétences spécifiques, et qui agissent comme des coordinateurs plutôt que comme des décisionnaires.

"L'époque du Siècle d’or espagnol nous fascinait."

Y a-t-il une raison particulière qui vous a poussé à baser le jeu dans un univers hispanophone ?

Adrien PoncetOui, il y a de nombreuses raisons derrière ce choix. L'univers d'En Garde! est inspiré de l'Espagne (plus particulièrement de l'Andalousie) dans la première moitié du XVIIe siècle. C'est à peu près au même moment que se déroule Les Trois Mousquetaires de l'autre côté des Pyrénées. C'est une époque où les échanges entre pays européens étaient déjà nombreux, donc les codes du "cape et d'épée" se retrouvent dans différents pays.

D'ailleurs, avant que les Français ne repopularisent le roman de cape et d'épée au XIXe siècle, ces histoires tirent leur origine d'une tradition de théâtre espagnol, qui était à la mode justement au XVIIe siècle, la comedia de capa y espada. Choisir cette époque était donc aussi une manière pour nous de "remonter aux origines" des histoires de cape et d'épée.

L'univers hispanophone est également choisi en référence directe à des œuvres qui nous ont inspirés telles que Zorro (bien qu'il se situe en Californie espagnole), ou même Le Chat Potté de Dreamworks.

Au-delà de ça, c'est l'époque du Siècle d'or espagnol en tant que tel qui nous fascinait. C'est une époque peu explorée dans la fiction (autrement que sous l'angle des conquistadors). Nous trouvons cet univers inspirant, que ce soit pour son architecture, son art, son contexte social, le tempérament de ses personnages... Cela nous a inspiré à développer des environnements chauds et colorés, qui accompagnent bien le ton léger et fun du jeu. Et encore, je n'ai pas parlé de la musique ! Notre compositeur, Jean-Claude Charlier, s'est grandement inspiré du flamenco et d'autres styles musicaux venant aussi bien d'Espagne que d'Amérique latine, pour composer une bande-son au rythme endiablé.

Enfin, cet univers permet aussi de donner un cachet unique au jeu, et de le différencier du cliché qu'on attendrait d'un "jeu de mousquetaire français". Nous avons tout de même gardé un titre en français, En Garde!, qui est un terme d'escrime universel, car nous voyons notre jeu comme un hommage aux œuvres de cape et d'épée dans leur ensemble, qui n'est pas limité aux frontières de son univers hispanophone (dans la conception initiale du jeu, le titre avait été défini avant le pays où se déroule l'action !).

"Si nous ne devions retenir qu'une seule inspiration, ce serait certainement Zorro."

Est-ce que des films (ou œuvres) de cape et d'épée en particulier vous ont inspiré, ou était-ce une inspiration plus générale ?

Adrien PoncetÀ la genèse du projet, nous ne connaissions en réalité pas grand-chose. L'idée vient plutôt d'une inspiration générale, basée sur les stéréotypes que nous en avions dans l'imaginaire populaire. "Pourquoi il n'y a pas de jeux de mousquetaires ?".

Au fil du développement du concept, nous avons creusé ce genre un peu passé de mode, pour finalement étudier des dizaines d'œuvres, dans de nombreux formats (cinéma, séries, littérature...) et en découvrir tout l'historique, des romans picaresques du XVIIe siècle jusqu'aux films de l'âge d'or d'Hollywood avec Errol Flynn (Robin des Bois, Don Juan...), jusqu'à des œuvres contemporaines comme Pirates des Caraïbes, The Musketeers (série de la BBC) ou encore le pastiche/nanar Philibert Capitaine Puceau. C'est en tirant un amalgame de toutes ces références que nous avons développé le jeu.

Mais si nous ne devions retenir qu'une seule inspiration, parmi celles qui parlaient le plus à l'ensemble de l'équipe, ce serait certainement Zorro. Certains d'entre nous sont également très fans de la poésie et de la prestance de Cyrano de Bergerac, mais cette inspiration se retrouve un peu moins dans le jeu final.


Avez-vous réalisé des playtests intermédiaires ? Si oui, est-ce que vous avez radicalement changé des choses en cours de développement ?

Adrien PoncetLes playtests permettent de mettre la lumière sur des soucis que l'on ne remarque pas quand on travaille tous les jours sur le projet, et en l'occurrence En Garde! a beaucoup évolué suite aux retours dans les playtests au début de la conception. Par exemple, un "problème" que nous avions sur le projet est que les testeurs étaient généralement charmés par le potentiel du jeu, bien que celui-ci n'était encore en réalité pas très fun. Les retours de joueurs nous ont permis d'affiner la formule au fur et à mesure, mais les changements les plus radicaux sur le jeu sont plutôt intervenus suite à des retours de conseillers expérimentés, notamment de la part de nos partenaires chez Kowloon Nights.

À certains moments du développement, les joueuses et joueurs n'utilisaient pas les interactions environnementales, à d'autres moments elles étaient surutilisées, il a fallu trouver des solutions pour encourager ces interactions tout en empêchant le combat à l'épée d'être ignoré, et donc de créer une boucle de gameplay qui demande d'utiliser tous les outils à sa disposition. Cela a demandé de nombreuses itérations. Nous sommes partis d'un jeu trop "bac à sable" puis sommes passés par un jeu qui poussait l'exigence et la difficulté à fond, avant de retrouver progressivement un équilibre. Ca nous faisait parfois douter sur la viabilité même du concept, "peut-être qu'en fait notre jeu serait plus fun sans épée ?". Mais garder en tête l'idée que notre objectif principal était de retranscrire une fantaisie de cape et d'épée nous permettait de garder le cap et de prendre des décisions allant dans ce sens.

"L'inspiration vient des chorégraphies de films plutôt que d'autres jeux."

Lors des combats, le joueur devient en quelque sorte le metteur en scène de son propre film de cape et d'épée. Est-ce que d'autres jeux vous ont inspiré à ce niveau ?

Adrien PoncetL'inspiration vient des chorégraphies de films plutôt que d'autres jeux. Le problème est que dans les films, certaines actions des personnages pendant les combats n'ont pas d'autres justifications que "parce que c'est cool" : "Pourquoi se battent-ils en équilibre sur une poutre dans un manoir en feu ?"...

Dans un jeu vidéo, cela ne fonctionne plus car la majorité des joueurs vont privilégier les stratégies qui leur permettent de gagner. Les joueurs qui tentent de faire de belles chorégraphies existent, mais c'est une minorité. On a pensé au début du développement que la solution serait d'intégrer un système de score qui juge le joueur sur son "style" et qui encourage donc à varier ses actions, ou à faire des choses qui soient à première vue inutiles. Mais cela conduisait à rajouter trop de couches de complexité à notre jeu. Avec un peu plus de moyens nous aurions sûrement pu le faire, et arriver à un système similaire à Devil May Cry, où la jauge de style existe mais s'adresse à certains types de joueurs et ce n'est pas un élément essentiel pour finir le jeu.

Dans notre cas, nous avons laissé tomber cette idée en grande partie, et on en revenait donc au problème que c'était notre boucle de combat en elle-même, les actions que le joueur entreprend pour gagner, qui devait conduire à créer des chorégraphies spectaculaires. Nous avons fini par y arriver en donnant une utilité bien différente à chacune des actions du joueur, et on s'est même finalement payé le luxe de rajouter quelques actions relativement inutiles, qui servent surtout "pour la frime", telles que le bouton de raillerie et les saltos au-dessus de la tête des ennemis.

"L'utilisation de l'environnement est un équilibre difficile à trouver."

En Garde! permet de nombreuses interactions avec les décors, mais aussi de monter un peu partout dans l'environnement. Ce côté libertaire est certes à la mode depuis quelque temps, mais comment expliquez-vous que si peu de jeux l'emploient encore ? Est-ce difficile à mettre en place techniquement ?

Adrien PoncetEn réalité, la version finale d'En Garde! n'offre pas tant de libertés que ça dans l'utilisation de l'environnement : lors du développement, la première version du jeu avait une philosophie différente, nous voulions que tous les objets du décor soient interactifs, avec un aspect bac à sable bien plus poussé. Cela posait plusieurs problèmes : les objets interactifs étaient bien plus nombreux, donc devaient partager des comportements similaires entre eux, et paradoxalement le gameplay s'en retrouvait moins varié. Il était aussi difficile de trouver une utilisation pertinente à tous ces objets, sans parler du calvaire pour les artistes environnement qui ne pouvaient plus placer une bouteille sur une table sans que ça ne devienne un élément de gameplay. Nous aurions peut-être pu réussir à pousser cet aspect bac à sable avec plus d'expérience et de moyens, mais nous avons fait le choix de revenir à quelque chose de plus "sage" : les objets interactifs ne concernent que certains éléments bien définis et bien identifiés qui ont un vrai intérêt ludique. Nous avons compris que faire un environnement bac à sable et systémique n'était pas une fin en soi et que tout ça doit avant tout servir à proposer une expérience de jeu intéressante.

L'utilisation de l'environnement est un équilibre difficile à trouver en termes d'expérience utilisateur. Cela demande de prévoir tous les environnements de combats autour de ça, de mettre en avant les objets visuellement pour transmettre qu'ils sont interactifs, et de leur donner un intérêt suffisant en jeu. Les joueurs ont tendance à garder leurs vieilles habitudes et ignorer ces outils spécifiques qui sont rarement vus dans d'autres jeux. Tant que ces interactions ne sont pas dans le langage commun des jeux d'action, ça demande aux joueuses et joueurs une grosse charge mentale afin de les utiliser correctement, et ça focalise donc l'expérience de jeu sur ça, comme c'est le cas dans En Garde!.

"En Garde! n'était pas pensé pour être une expérience exigeante à l'origine."

Après Steelrising, l'avant-gardisme français semble une nouvelle fois résider dans le fait de rendre accessibles des expériences exigeantes. Ce parti pris, est-ce pour refléter l'âme du studio, et y a-t-il eu des réticences lors du développement ?

Adrien PoncetEn Garde! n'était pas pensé pour être une expérience exigeante à l'origine. Il l'est devenu lors du développement quand nous avons vu qu'à force d'itérations, c'était la direction qui convenait bien à l'équipe pour parvenir à rendre le jeu intéressant. Mais en parallèle, nous gardions toujours en tête la volonté de faire un jeu accessible. Nous avons essayé d'équilibrer les deux aspects et cela se ressent dans l'expérience finale.

Nous trouvions important que, malgré l'exigence que peuvent demander les combats, le jeu puisse être joué par le maximum de personnes. Sur ce point, c'est loin d'être parfait, mais nous avons travaillé l'expérience utilisateur pour limiter les frictions pour les novices, proposé plusieurs niveaux de difficulté pour que chacun y trouve le challenge adapté, et si besoin nous avons même intégré des options d'accessibilité plus poussées comme une option d'invulnérabilité, une parade automatique, des assistances de caméra... Si ces options permettent à des joueuses et joueurs de vivre une expérience qui leur aurait été impossible autrement, alors c'est une réussite. Même si certains profils ont envie de chercher l'exigence sans concession, d'autres demandent plus de souplesse et nous avons essayé de nous adapter à ça.

"En Garde! aurait pu introduire des éléments de romance/dating sim."

À quoi jouez-vous lorsque vous ne travaillez pas sur En Garde! ?

Adrien PoncetL'équipe est composée de profils de joueuses et de joueurs très variés. Évidemment nous jouons aux jeux populaires comme tout le monde, mais certains d'entre nous aiment les expériences de niche, comme les jeux d'horreur indé. Pour la petite histoire, nous avons aussi des aficionados d'otome games, et En Garde! aurait d'ailleurs pu introduire des éléments de romance/dating sim lors de son développement, que nous n'avons malheureusement pas eu l'occasion de développer


Excepté évidemment le succès que l'on vous souhaite, quel serait votre rêve le plus fou concernant En Garde! ?

Adrien PoncetSortir le jeu, c'est déjà un rêve qui a été réalisé. On ne le répète jamais assez, mais le développement de jeux vidéo demande énormément d'effort de la part de beaucoup d'acteurs. Réussir à faire un jeu avec un concept intéressant, et réussir à créer le contenu nécessaire pour que ça donne envie aux joueuses et aux joueurs de l'acheter, c'est toujours un miracle. Notre envie avec ce projet est surtout qu'il trouve son public, qu'il inspire les joueurs et les fasse retomber en enfance ; et soyons fous, qu'il participe à relancer un engouement autour des histoires de cape et d'épée, pour dépoussiérer ce genre qui le mérite tellement.
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Tribune libre